Avec Saint Omer, récompensé à la Mostra de Venise et salué par la critique, Alice Diop réalise un premier long-métrage de haut vol. En filmant le procès d’une jeune Sénégalaise ayant noyé sa fille dans le nord de la France, elle aborde la complexité de la maternité, mais aussi les thèmes qui guident l’ensemble de son œuvre : le colonialisme, le racisme et le sexisme.
Saint Omer, un film d’Alice Diop, 2h02, sortie en salle en France le 23 novembre 2022.
Le film Saint Omer d’Alice Diop, qui sort en France le 23 novembre 2022, est une relecture étonnante et subtile de l’histoire vieille de presque dix ans d’une jeune mère franco-sénégalaise qui, en 2013, a noyé sa fille de 15 mois dans la mer au nord de la France. Son précédent film, Nous, tourné dans les communautés noires immigrées en France, avait remporté le premier prix du festival de Berlin en 2021. Il s’agissait de son septième documentaire. Avec Saint Omer, Alice Diop livre sa première œuvre de fiction. Réalisé autour d’un casting et avec une équipe très majoritairement féminins, ce long-métrage a remporté en septembre 2022 le Lion d’argent (Grand Prix du jury) et le Lion du futur à la Mostra de Venise. Dans la foulée, la France a choisi Saint Omer pour la représenter à la prochaine cérémonie des Oscars, aux États-Unis. Une nouvelle saluée ainsi par Alice Diop dans le magazine Première du mois de novembre : « Cette phrase-là, “Saint Omer – ce film réalisé par une femme noire, porté par deux actrices noires françaises – représentera la France aux Oscars”, je la trouve magnifique politiquement ».
Au festival du film de Londres, organisé en octobre 2022, Saint Omer a rempli la plus grande de ses salles de cinéma. À l’issue de la projection, Alice Diop est montée sur scène pour répondre aux questions du public, qui se seraient éternisées si les organisateurs n’y avaient pas mis fin. Alice Diop a la quarantaine. Elle est modeste, écoute attentivement les questions et répond avec éloquence. Ses propres parents sont originaires du Sénégal, mais elle est née en France. Le colonialisme, le racisme et le sexisme dans son pays servent de toile de fond à son œuvre. « Si je fais du cinéma, c’est avec la volonté de venger les miens, de détourner la honte, explique-t-elle dans le magazine Première. Ou plutôt de renverser la fragilité due au fait de venir de la marge. […] J’ai depuis mes débuts l’obsession de poser un regard sur une société, mais depuis un point de vue excentré. Je regarde des gens qu’on avait en fait très peu vus, et j’essaie de faire accéder ces marges au centre. C’est ça mon moteur […]. »
Sa première œuvre de fiction n’échappe pas à cette volonté, sur fond d’exploration tendre et complexe de la maternité. Des scènes du film Médée de Pier Paolo Pasolini (1969), avec Maria Callas, y sont intégrées, ce qui témoigne des vastes influences culturelles de Diop et peut-être de son attirance pour un réalisateur qui a lui aussi défié la société.
Alice Diop a assisté en 2016 aux cinq jours d’audience du procès de l’affaire du meurtre de Saint-Omer, une petite ville située entre Calais et Lille. Une grande partie du film est tirée des transcriptions de ce qui, selon elle, apparaissait alors comme une « histoire sordide » largement couverte par les médias. Après le procès, il était trop tard pour réaliser un documentaire, et elle a réfléchi à la manière dont il pourrait être transformé en long-métrage. D’ailleurs, pour elle, « les deux formes ne sont pas si différentes ».
C’est en s’inspirant de l’artiste suisse Kayije Kagame, qui joue le rôle principal, qu’Alice Diop et ses coscénaristes, la monteuse Amrita David et l’écrivaine Marie Ndiaye (Prix Goncourt 2009 avec Trois Femmes puissantes), ont écrit le scénario. « C’est quelqu’un qui écoute et qui observe », dit d’elle la réalisatrice.
Dans le film, Kayije Kagame, qui n’avait jamais tourné auparavant – bien que certaines de ses œuvres d’art impliquent des performances -, est Rama, romancière et professeure d’université. Le film s’ouvre sur une conférence qu’elle donne à une classe sur Marguerite Duras et le film Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais (1959), dont l’autrice française avait écrit le scénario. Les étudiants regardent des scènes figurant des femmes françaises au crâne rasé – leur punition pour avoir collaboré avec des soldats allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils se demandent qui étaient vraiment ces femmes, quelle était leur vie, qu’est-ce que la honte…
Rama, qui est en réalité Alice Diop elle-même, prend le train de la banlieue parisienne et se rend à Saint-Omer pour assister au procès de la mère de l’enfant mort, Laurence Coly, jouée par l’excellente actrice et conservatrice d’art Guslagie Malanda. Son projet, accepté avec enthousiasme par son éditeur, est de faire de ce procès un livre relatant une version de la tragédie de Médée.
La première vue de la salle d’audience est surprenante : le pouvoir judiciaire, vêtu de longues robes noires, est presque exclusivement féminin, à commencer par la juge, une Valérie Dréville aux longs cheveux ondulés, aux manières douces dans ses interrogatoires et avec parfois dans l’œil ce qui ressemble à l’éclat d’une larme. Le jury et les avocats (sauf un homme, du côté de l’accusation) sont également composés de femmes. Rama l’écrivaine et Laurence l’accusée se distinguent dans un tribunal à majorité blanche. De longs plans fixes s’attardent sur chacune des deux femmes, toutes deux extrêmement sobres dans leur tenue et dans leurs gestes, mais dégageant une intensité remarquable. Après une journée d’audience, Rama s’effondre dans sa chambre d’hôtel, appelle son compagnon, Adrien, et lui dit en sanglotant qu’elle a peur d’être comme Laurence. Les racines de cette peur sont très profondes.
Le lien entre les deux femmes se déploie délicatement, principalement par des flash-back sur leurs mères respectives. La mère de Rama est vue comme froide et négligente envers l’enfant. À l’âge adulte, Rama refuse brusquement de l’emmener à un rendez-vous. La mère de Laurence, Odile, a, durant son enfance au Sénégal, dépouillé sa fille de son identité en ne lui permettant pas de parler wolof et en exigeant d’elle qu’elle parle parfaitement le français et qu’elle fasse des études afin de se faire une place dans la France blanche. Pendant le procès, Rama déjeune avec Odile, écoute sa fierté quant à la terrible notoriété de son enfant, et l’observe acheter avec enthousiasme une série de journaux français arborant la photo de Laurence en première page et la présentant comme une jeune Africaine brillante et calculatrice.
Regardant vivement Rama, Odile lui demande brusquement de combien de mois elle est enceinte. « Moi, je suis assez intelligente pour savoir ces choses-là », lui lance-t-elle. Rama est effectivement enceinte de quatre mois, bien qu’aucun signe apparent ne permette de le deviner jusqu’à cette scène où on la voit allongée sur son lit à l’hôtel, émotionnellement épuisée, défaisant son jean pour caresser son ventre. Adrien, son compagnon, est blanc. Comme Laurence, Rama aura un enfant métis.
Mais Adrien est un jeune homme affable et solidaire, très différent du père de l’enfant de Laurence, Luc, qui a 57 ans. Ce dernier se présente à la barre des témoins comme un père dévoué qui emmenait fréquemment son bébé dans sa poussette pour des promenades dans le parc. Il décrit sa relation avec Laurence comme une histoire d’amour dans laquelle il l’a soutenue afin qu’elle puisse terminer ses études et avoir une carrière universitaire, même si son sujet, Wittgenstein et sa théorie de la réalité, était trop compliqué pour qu’il s’implique pleinement.
À la barre, Laurence décrit platement sa propre réalité. Luc ne l’a jamais présentée aux membres de sa famille. Ses sorties régulières avec son ex-femme ont laissé à Laurence un sentiment de solitude et d’exclusion. Elle lui avait été présentée par sa tante au moment où elle s’était retrouvée à la rue après avoir changé de cursus universitaire, passant de l’architecture à la philosophie contre l’avis de sa famille. Leur vie sexuelle était « intermittente », dit-elle. Et elle ne lui a parlé de sa grossesse que lorsqu’elle était très avancée. Il n’était pas présent lors de l’accouchement.
Elle admet qu’elle n’a jamais déclaré la naissance du bébé, mais elle ne sait pas dire pourquoi. Elle ne quittait presque jamais la maison, et sa vie était entièrement consacrée à sa petite fille, Lili. Elle entendait des voix et croyait que la sorcellerie la possédait, explique-t-elle à la cour. Elle affirme avoir dit à Luc qu’elle avait envoyé l’enfant chez sa mère au Sénégal, tandis que l’avocat de ce dernier (le seul homme du tribunal) se penche pour lui poser des questions hostiles, méprisant ouvertement ses réponses et l’accusant de mensonge et de manipulation.
Le racisme qui a marqué la vie de Laurence en France apparaît clairement lorsque sa directrice de thèse, appelée en tant que témoin, fait un compte rendu cinglant de son travail universitaire. Elle suggère que Laurence a prétendu avoir des qualifications qu’elle n’avait pas et qu’elle était dépassée par son sujet, la philosophie européenne. Laurence aurait dû choisir un sujet culturellement plus adapté à ses origines, déclare-t-elle.
Plus tard, l’accusée, les cheveux bien attachés en arrière et le visage vide, avoue sans émotion avoir pris le train pour Berck-sur-Mer avec Lili, avoir consulté les horaires des marées et avoir choisi un soir de marée haute pour emmener sa fille sur la plage. Elle dit l’avoir allaitée sur le sable et l’avoir déposée avec précaution là où « la mer l’emporterait ».
Son avocat est joué par Aurélia Petit, les cheveux coupés très courts et un look qui évoque l’actrice/activiste iconique Jean Seberg dans le film Sainte Jeanne, d’Otto Preminger (1957). Sa plaidoirie – un véritable tour de force – est le point culminant du film. C’est un discours d’une longueur étonnante, prononcé en une seule prise ininterrompue. Selon Alice Diop, il s’agit de la seule partie de l’écriture qui relève de l’invention pure. L’avocate parle avec éloquence de Laurence, une jeune femme solitaire qui vit comme un fantôme : ignorée, invisibilisée, incapable d’avoir une vie « normale » avec sa famille et ses amis. Elle passe à un niveau émotionnel supérieur en expliquant comment les mères et les bébés partageant le même sang, l’ADN, les émotions – qui passent dans les deux sens – sont totalement liés et le seront toujours. Laurence s’effondre en sanglots prolongés et se plonge dans les bras de son avocate. On voit alors se succéder les visages féminins en larmes. Le film se termine par une image silencieuse de la transformation de la maternité : Rama, enceinte, est assise au chevet de sa mère, et les mains des deux femmes sont jointes.
Lorsque la lumière est revenue à l’issue de la projection à Londres, de nombreux spectateurs pleuraient eux aussi. Certains pensaient peut-être à la vraie mère, Fabienne Kabou, qui a été condamnée à vingt ans de prison, une peine par la suite réduite à quinze ans.
Ce film brillant, qui met l’accent sur l’impuissance et l’isolement d’une jeune femme africaine perdue dans la société et le monde universitaire français, contribuera certainement à changer l’image dégradée du cinéma français, et peut-être de la France elle-même dans le monde anglophone. Ce n’est pas seulement le racisme et le colonialisme qu’Alice Diop dénonce ici, mais aussi le sexisme. Elle ne s’en cache d’ailleurs pas et le revendique. « C’est tout mon cinéma qui dit “Nous ne nous tairons plus”, argue-t-elle dans le magazine Première. Nos mères ont été réduites au silence, et aujourd’hui on a enfin la parole pour dire leur parole silenciée. C’est ça qui m’intéresse. Je ne me tais plus ! Et on est nombreuses à ne plus vouloir se taire ».
Journaliste britannique. Elle a vécu à Alger, Nairobi, Saigon, Washington, et a réalisé des reportages dans de nombreux pays… (suite)
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