Lumineux, le long-métrage du Pakistanais Saim Sadiq sort ce 28 décembre en France. Mettant en scène une femme trans et dénonçant le carcan du système patriarcal, il a failli être interdit dans son pays d’origine. Découvrez la critique que lui a consacrée le quotidien pakistanais “Dawn”, séduit.
“Dix… neuf… huit”, décompte Haider (Ali Junejo), enveloppé dans un immense drap de lit blanc. En le voyant ainsi jouer à cache-cache avec ses trois nièces, on a l’impression d’un fantôme.
Cette référence visuelle est plus profonde qu’elle n’en a l’air, car, pendant le plus clair de Joyland, Haider a tout d’un fantôme. C’est un jeune homme accommodant et docile, que le chômage invisibilise pour ainsi dire aux yeux de ses amis et de sa famille, au point qu’il en est réduit aux tâches ménagères [dans la maison qu’il partage avec sa femme, son père et la famille de son frère].
Il fait un curry de lentilles à tomber par terre, lui dit au début du film sa femme, Mumtaz (Rasti Farooq, une merveilleuse trouvaille), et c’est un oncle attentionné. Mais qui est-il, à l’intérieur ?
Les draps dans lesquels s’enroule Haider dans les premiers plans de Joyland font écho aux deux nœuds indissociables de l’histoire : le fait que le jeune homme dissimule qui il est vraiment et qu’il rêve de liberté.
Haider est bien marié, à une jeune femme intelligente, mais la question de sa place en ce bas monde le taraude. Une rencontre fortuite avec une femme transgenre (Biba, jouée par Alina Khan), qui se mue en attirance sexuelle, finira par le dépouiller des inhibitions engendrées par son carcan social.
Coécrit, comonté et réalisé par Saim Sadiq, Joyland creuse plus loin que cette seule relation qui fait des vagues. Le film n’étale pas les tourments de Haider aux seules fins de pimenter l’histoire, pas plus qu’il n’idéalise sa brève idylle avec Biba – un personnage dont l’apparition dans l’histoire n’en chamboule d’ailleurs pas le cours autant qu’on pourrait le penser.
Biba se produit dans un cabaret érotique de Lahore, mais ses performances ne font guère recette. Le public n’est là que pour les déhanchés suggestifs d’une artiste de la maison et s’égaille en vitesse dès que Biba attaque son numéro… sans que celle-ci se démonte pour autant.
Biba obtient ce qu’elle veut en jouant des coudes, du charme et du sex-appeal. Contrairement à Haider, c’est une battante, et si ses objectifs sont plus clairs, c’est parce qu’elle sait ce qui fait tourner le monde.
Contrairement à ce qu’on peut voir sur les affiches ou dans la bande-annonce, l’idylle taboue entre Haider et Biba n’est pas le sujet central de Joyland mais sert le film en faisant avancer l’histoire.
Tout au long du film, Saim Sadiq pointe du doigt les phénomènes socioculturels qu’engendrent et nourrissent des coutumes et des croyances désuètes. L’effet loupe délibéré de Joyland donne ainsi à voir la faillibilité de la famille patriarcale, la toxicité du mâle alpha triomphant, les soifs d’indépendance réprimées, les ressentiments larvés et la peur des tabous sociaux.
Les velléités d’épanouissement de Haider sont prisonnières de ce carcan, et son histoire est le pivot autour duquel s’articulent toutes les tribulations de la famille. Esthéticienne qualifiée, son épouse Mumtaz se voit ainsi contrainte de raccrocher pour pouvoir s’occuper de la maison et procréer. Mais comment le pourrait-elle quand [faute de place dans la demeure] une des filles du frère aîné de Haider dort entre elle et son mari toutes les nuits ?
Joyland, film de Saim Sadiq, aura fait couler beaucoup d’encre au Pakistan, le pays d’origine du réalisateur, avant de pouvoir y sortir dans les salles obscures. Le film, dont le héros rencontre une femme trans qui l’aide à se défaire de ses inhibitions sociales, a provoqué la polémique au “pays des purs”.
Quelques jours avant la date de sortie annoncée, le 18 novembre, le ministère de l’Information et de la Communication a interdit le film. “Du point de vue des autorités, nous sommes une nation de 220 millions de délicates petites fleurs, nos sensibilités sont constamment menacées par les plus faibles d’entre nous”, s’est alors indigné le quotidien pakistanais Dawn dans une tribune. Le ministère est ensuite revenu sur sa décision.
Si l’homosexualité est bannie au Pakistan, pays musulman, les droits des personnes trans sont a priori protégés par la loi depuis 2018. Nombre d’entre elles vivent cependant en marge de la société et sont victimes d’opprobre, de discriminations et de violences récurrentes.
“Alors que la pression des groupes islamistes montait, le gouvernement a d’abord interdit le film, puis a annoncé que le comité de censure l’avait autorisé”, rappelle pour sa part le quotidien britannique The Guardian, qui précise que le long-métrage fait toujours l’objet d’une interdiction dans la province du Pendjab, où se déroule l’intrigue. “La raison de la décision est claire : le film parle d’une personne transgenre. Et malgré le fait que cette communauté vit en Asie du Sud depuis des milliers d’années et est devenue une minorité brutalement opprimée après la fin de la colonisation, de nombreux individus puissants au Pakistan sont toujours offensés par leur existence même”, estime ainsi Dawn.
“Je ne vois pas pourquoi le film a été interdit dans un premier temps, ni pourquoi il est toujours interdit dans une partie du pays”, déclare Emaan Malik, une blogueuse interviewée par The Guardian à Islamabad après avoir vu le film. “Il dépeint certaines réalités à propos de notre société qui sont difficiles à digérer”, poursuit-elle.
“Le film est bien plus que son personnage trans mais, en dépit de cela, interdire un film parce qu’il met en scène une femme trans et la façon dont nous traitons ces dernières dans la société est absurde”, juge Farwa Naqvi, une spectatrice interrogée par The Guardian, alors qu’une autre, Sana Sabri, estime que “tout le monde devrait voir” Joyland.
Dans cette ambiance suffocante, Mumtaz et Haider sont liés par une sorte de camaraderie. Mumtaz a une vision lucide de l’existence et accepte les choix de son mari (qui finit par décrocher un emploi de danseur de Biba), mais sa personnalité et ses déboires sont tout aussi invisibles que ceux de Haider aux yeux de la famille. Au fil de l’histoire, l’intrigue secondaire autour de Mumtaz se mêle à celle de Haider et le spectateur se rend compte que, tout comme son mari, elle est à la fois littéralement et métaphoriquement prisonnière d’un carcan étouffant. L’un et l’autre personnages sont à la recherche d’une issue.
Leurs états d’âme se heurtent à l’indifférence de gens comme Nucchi [la belle-sœur de Mumtaz et Haider, jouée par Sarwat Gilani] qui, malgré des tendances passives-agressives et son amitié avec Mumtaz, s’est coulée dans le moule patriarcal. D’autres, comme le mari de Nucchi, Saleem, le frère aîné de Haider (Sohail Sameer), est même incapable de cerner la nature du problème – et n’en a d’ailleurs pas envie.
Saleem, c’est le mâle alpha de la famille, dans lequel le public verra sans doute le méchant de l’histoire. En prenant un peu de recul sur les événements, on se rend compte que les réactions de Saleem s’expliquent par les certitudes qu’il a héritées de son père, Rana (Salmaan Peerzada, une autre jolie trouvaille de ce casting), le patriarche inflexible de la famille, dont l’image bourrue dissimule un homme timide.
Saim prend soin de ne peindre personne en noir, se contentant de mettre en scène des circonstances, des tempéraments et des réactions, et laisse au public la liberté de penser ce qu’il veut des personnages. Il se garde également de raconter une émancipation à l’attention de la communauté trans. On comprend que ce qui l’intéresse, et ce qui le motive, c’est de raconter une histoire.
Saim Sadiq est un cinéaste talentueux qui maîtrise les subtilités techniques et les met au profit d’un certain esthétisme. Filmant dans un format proche du carré, il enferme à dessein son public avec les personnages, privilégiant les plans moyens, les plans rapprochés et les gros plans. Il lui arrive de faire pivoter la caméra à 180 degrés ou de filmer caméra à l’épaule, induisant de légers tremblements à l’image afin de faire passer une émotion particulière.
Si son style est naturaliste et sincère, l’intrigue n’en privilégie pas moins des sujets typiques des “films à message” prisés des festivals. Vous trouverez peut-être que je m’avance, mais je vois bien Joyland décrocher cette année l’oscar [du meilleur film étranger, pour lequel il est en lice]. Il répond à tous les critères du film qui rafle des récompenses à l’international (il a déjà remporté le prix du jury [dans la section Un certain regard] et la Queer Palm au dernier Festival de Cannes).
C’est une histoire forte, en prise avec le réel, sur la fragilité et la faillibilité – même si, si réussie soit-elle, elle n’est pas sans défaut, loin de là. Deux rebondissements à la fin du film auraient parfaitement pu être évités si les personnages avaient pris des décisions simples et sensées. [Mais] la suppression de ces rebondissements aurait toutefois privé Joyland de deux de ses meilleures scènes.
Joyland n’est pas une incitation au militantisme mais mérite son interdiction aux moins de 18 ans édictée par le comité de censure [du Pakistan, voir encadré ci-dessus]. Les coupes, les sourdines et les floutages [malgré tout imposés par la censure pakistanaise] ne nuisent à aucune des facettes de l’histoire irrévocable que nous raconte le film de Saim Sadiq. Seuls de sévères coups de sabre de la censure auraient eu cet effet… et ce ne serait plus alors le film qui passe en ce moment dans les salles pakistanaises.
Courrier international est partenaire de ce film.
Mohammad Kamran Jawaid
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Dawn a été créé en 1947 lors de l’indépendance du Pakistan par Muhammad Ali Jinnah, père de la nation et premier président. Un des premiers journaux pakistanais de langue anglaise, il jouit d’un lectorat d’environ 800 000 personnes. Il appartient au groupe Pakistan Herald Publications, fondé également par M. A. Jinnah.

Parmi les autres titres du groupe figurent le Star, quotidien anglais du soir, ainsi que le Herald, mensuel généraliste.

Le site offre la lecture de l’édition papier du quotidien dans son intégralité, ainsi qu’un suivi de l’actualité nationale et internationale sous forme de dépêches. Les liens avec les autres publications du groupe – Star et Herald – sont pratiques.
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