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L’avènement des technologies accroît les possibilités de contrôle, mais surtout instille la peur. Une frayeur justifiée, clament des expertes, qui jugent les cyberviolences autant, sinon plus sournoises que la violence physique.
Un texte de Angie Landry Photographies : Ivanoh Demers
Je me réveille. La lumière de son téléphone pointe entre mes jambes. Puis je sens ses doigts dans mon vagin. Est-ce qu’il filmait? Je ne l’ai jamais su. Je ne le saurai jamais.
Selena Fortier, qui s’identifie comme survivante de la violence conjugale, ignore ce qu’il est advenu des potentielles images intimes faites à son insu. Existent-elles? Si oui, combien de regards se sont posés sur elles? Entre quelles mains se trouvent-elles aujourd’hui?
Contrairement aux marques claires que laissent les coups, Selena ne connaîtra jamais la profondeur réelle des cicatrices tracées par l’utilisation des technologies. Tout ce qu’il en reste, c’est la peur.
Car la violence conjugale n’est pas systématiquement criée, lancée dans un mur, frappée au visage. Elle n’est pas toujours caricaturale, expose la professeure en sociologie à l’Université du Nouveau-Brunswick et membre de l'Observatoire canadien du féminicide pour la justice et la responsabilisation, Carmen Gill.
Si elle s’incarne aussi de manière psychologique, économique ou sexuelle, la violence conjugale s’exerce de plus en plus par l’entremise de la technologie. C’est le moyen parfait pour contrôler sa partenaire ou son ex-partenaire sans vraiment que ce soit visible, soutient l’experte.
L’exemple de Selena l’illustre bien. Sans accès au téléphone de son ex-conjoint, sans aveux, la jeune femme n’a en main que le soupçon et le doute à perpétuité. Pas d’ecchymoses à dévoiler, aucune lettre de menaces à déposer en preuve aux policiers.
Pas de preuve… pas de dossier.
C’est en ce sens que Carmen Gill juge qu’il faut rapidement criminaliser les comportements contrôlants, qu’elle estime aussi dangereux que la violence physique, sinon plus. Selon elle, l’escalade de la violence sans trace peut ultimement mener aux drames.
« Souvent, les femmes vont vivre pour la première fois de la violence physique au moment où elles seront assassinées »
Et si les gadgets technos et les réseaux sociaux peuvent parfois avoir l’effet d’un bouclier – une plateforme où dénoncer, une messagerie cryptée pour discrètement appeler au secours, un cellulaire pouvant être géolocalisé afin d’être retrouvé, etc. –, l’heure est plutôt à la sensibilisation du potentiel néfaste de la technologie dans les relations abusives, insiste la chercheuse.
Il faut être très conscient du fait que ça peut être utilisé contre nous.
La violence conjugale s’incarne à travers différents comportements – individuels ou additionnés – qui s'immiscent dans l’univers intime, tantôt de manière timide, tantôt explosive, inopinée.
Selon un rapport de recherche co-écrit par Carmen Gill et Mary Aspinall (Nouvelle fenêtre) et présenté en 2020 au Bureau de l’ombudsman fédéral des victimes d’actes criminels du ministère de la Justice, il serait plus que jamais nécessaire que la société revoie sa conception du phénomène, encore trop souvent associée aux préjudices corporels.
« Lorsqu’il n’y a pas de violence physique directe, la situation est considérée comme moins grave ou comme ne présentant pas un risque suffisamment élevé pour justifier une intervention. »
Ne se limitant pas qu’à l’aspect physique, la violence conjugale est d’abord une quête d’emprise, rappelle la professeure à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, Marie-Marthe Cousineau.
Elle s’incarne en fait dans une dynamique qu’on nomme de contrôle coercitif, un ensemble d’agissements qui visent à manipuler, à intimider et à instiller la peur chez un partenaire intime, précise le rapport de recherche de Mmes Gill et Aspinall.
Plusieurs recherches stipulent notamment que la technologie a renforcé le degré de contrôle des agresseurs. Et les chiffres parlent : selon l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), jusqu’à 78 % des victimes de violence conjugale auraient subi une forme de cyberviolence.
Non seulement le spectre des tactiques et outils technologiques ratisse large, mais selon la responsable de la formation et de l'accompagnement TIC au Centre de documentation sur l’éducation des adultes et la condition féminine (CDEACF), Lise Chovino, depuis 2016, il s’est passablement élargi. Et à plein régime.
Téléphones cellulaires, ordinateurs, tablettes, applications, boîtes de courriel, rançongiciels, systèmes de domotique, caméras de surveillance personnelles, jouets connectés, alouette : la possibilité de supports est infinie.
« Au fur et à mesure que les technologies se développent, il y a de plus en plus de moyens à utiliser contre les femmes. »
Ceux-ci servent essentiellement à trois types de cyberviolences : la surveillance et le contrôle, le harcèlement et la cyberviolence sexuelle. Elles sont en grande partie utilisées à l’insu de la victime.
Exemples de comportements de contrôle coercitif par la technologie
harcèlement par les médias sociaux;
surveillance au moyen de données GPS;
production ou distribution d’enregistrements audio ou vidéo;
profération de menaces par l’entremise de messages textes;
piratage des comptes de courriel;
usurpation de l’identité de la victime;
diffusion en ligne de renseignements privés ou de contenu de nature sexuelle concernant la victime.
Source : Comprendre le contrôle coercitif dans le contexte de la violence entre partenaires intimes au Canada : Comment traiter la question par l’entremise du système de justice pénale? (2020).
Un jour, je suis revenue du travail. [Mon ex-conjoint] avait regardé tous mes courriels. Puis il avait aussi supprimé toutes les photos où j'apparaissais avec d’autres gars, se remémore Selena, au fil de notre discussion.
Elle avoue qu’à l’époque, elle n’avait pas considéré qu’il pouvait s'agir d’une forme de violence conjugale. C'est dur de comprendre ce qui se passe quand on est en plein dedans, surtout, estime-t-elle, quand les coups sont invisibles.
« C’est comme si, pour faire bouger les choses, ça a plus d'impact quand on meurt. »
Le contrôle par l’entremise de la technologie est une réalité à laquelle les intervenantes des maisons d’hébergement sont de plus en plus confrontées, assure Évelyne Couture, de la Maison Hélène-Lacroix.
« On entend souvent les femmes [dire qu’elles ont] l’impression d’être suivies, espionnées par leur conjoint. Dans bien des cas, elles sont réellement épiées. »
Une menace qui, lorsqu'elle est réelle, s’avère non seulement risquée pour la personne traquée, mais met en danger les autres femmes qui sont temporairement logées par ces organismes.
Par le passé, il y a eu des événements malheureux où des hommes ont pu localiser des femmes dans les maisons d'hébergement, se désole Marie-Marthe Cousineau, qui considère que les moyens technologiques ont tristement le pouvoir de rendre la violence conjugale omniprésente.
« La technologie donne à un partenaire violent la capacité de contrôler, de dénigrer ou de poursuivre la violence au-delà même d'une séparation. »
C’est difficile pour une survivante de violence conjugale d’identifier cela comme une cyberviolence, ajoute Évelyne Couture. Et parce que ce n’est pas encore perçu de façon sérieuse, la femme s’invalide. Nous, on va aider les femmes à mettre des mots sur ce type de violence […] encore méconnue ou banalisée.
Toutes celles à qui nous avons parlé s’entendent sur une chose : l’arrivée des nouvelles technologies a marqué un jalon dans la lutte contre les violences faites aux femmes et a certes ajouté une couche de complexité à un phénomène déjà épineux.
Une raison supplémentaire de changer les mentalités au sujet de la violence conjugale, croit la porte-parole et coordonnatrice de projets au Lab2038, Corinne Pulgar.
Selon elle, la solution passe entre autres par la sensibilisation à la cybersécurité. Il faut toutefois éviter les pièges, car ce qui est sécuritaire pour la population générale ne l’est pas nécessairement pour quelqu’un vivant dans une dynamique de contrôle.
Il existe de super-guides d'hygiène de sécurité numérique. Changer de mot de passe. Avoir un VPN [virtual private network, ou réseau privé virtuel]. C’est super utile. Mais ce genre d’outils sont tous faits pour protéger d’une menace extérieure, nuance dans un premier temps l’experte.
Quand tu arrives dans une situation de violence conjugale, c'est complètement l'inverse. Parce que là, tu travailles avec un agent interne. Tu travailles avec quelqu'un qui est ton agresseur, qui s'attend, par exemple, à avoir le mot de passe de ton ordinateur.
Dans une dynamique de contrôle, un partenaire violent pourrait ne pas tolérer le refus de sa conjointe de fournir des informations confidentielles du genre, soutient Corinne Pulgar.
« Ici, je risque une escalade de violence si je dis à une victime d’utiliser un gestionnaire de mot de passe. »
Dans la même logique, tenter de faire désinstaller un rançongiciel sur un appareil lancerait un signal à la personne qui l’a installé. Fermer ses comptes de réseaux sociaux donnerait l’indice qu’on tente de couper les ponts, de se sortir du contexte conjugal.
Parallèlement à d’autres organisations spécialisées en cybersécurité, Corinne Pulgar œuvre, par le biais du Lab2038, à sensibiliser et à former les différents acteurs de la lutte contre les cyberviolences faites aux femmes, dont les intervenantes en maisons d’hébergement.
Des gestes comme inviter les femmes à changer de téléphone, contacter un fournisseur de services Internet ou de téléphonie, ou fermer le signal de géolocalisation font partie des pistes d’action. Elles demeurent toutefois limitées selon le contexte. Peut-être que la personne n’a pas le contrôle de ses finances? Peut-être qu’elle n’a pas non plus le contrôle de son contrat de téléphone? soulève Mme Pulgar.
L’experte se désole ainsi que cette responsabilisation pèse en grande partie sur les épaules des victimes. Son cheval de bataille : conscientiser sur le droit à la vie privée. Avant même de parler de cybersécurité.
« Parce que même si tu n’as rien à cacher, même si tu n’as rien de secret, tu as le droit d'avoir un jardin. Tu as le droit d'avoir une vie privée. »
Après ça, quand ton conjoint va dire : je veux voir ton téléphone, tu peux lui demander : pourquoi? Puis dire : je n'ai rien à cacher, mais je ne te dois pas de dévoiler l'entièreté de ma vie. Ça aide à allumer des red flags plus tôt, ajoute-t-elle.
Brandir les drapeaux rouges requiert toutefois une attention rigoureuse des corps policiers. Car ce sont les patrouilleurs qui récoltent, in situ, les réels indices du contrôle coercitif, aussi subtils soient-ils.
À l’heure actuelle, il s’avère presque impossible de constituer de la preuve avec une situation qui va au-delà de la violence physique, rappelle Carmen Gill. Ainsi, dans de nombreuses situations, les patrouilleurs ont l’intuition qu’il se passe quelque chose, mais sont incapables de mettre le doigt sur une composante judiciaire , spécifie-t-elle.
Il faut que la police évolue au même rythme que les personnes qui utilisent la technologie, ajoute pour sa part la commandante de la section spécialisée en violence conjugale du Service de police de Montréal (SPVM), Anouk St-Onge.
Mais pour ce faire, insiste-t-elle, il faut ajuster la loi, afin de donner une poignée législative aux policiers sur le terrain.
« Quand il n’y a pas de voie de fait ou d'infraction criminelle, c’est comme une zone grise. Tu as une victime qui a besoin d'aide, judiciairement parlant, mais [pour l’instant] on peut juste référer à des ressources. »
Après le dépôt d’un projet de loi qui vise à modifier le Code criminel canadien afin de criminaliser les conduites contrôlantes et coercitives – comme l’Angleterre l’a fait –, plusieurs exhortent le gouvernement fédéral à démontrer un désir clair d’agir en ce sens.
À cela, le cabinet du ministre fédéral de la Justice, David Lametti, répond que ce dernier est favorable à la recommandation émise […] à l’égard de l’établissement d’une infraction criminelle liée aux conduites coercitives et contrôlantes et que le gouvernement suit de près la progression du projet de loi C-202. (Nouvelle fenêtre)
En attendant des actions concrètes dans le giron judiciaire, Carmen Gill travaille à développer un outil d'intervention policière qui pourrait être appliqué partout au Canada. Elle conseille plusieurs corps policiers qui veillent à changer les mentalités et à doter les équipes de meilleures pratiques.
La violence conjugale, ça a toujours existé. Mais le traitement policier était assurément différent, admet la lieutenante et coordonnatrice provinciale à la lutte à la violence entre partenaires intimes (VPI) à la Sûreté du Québec (SQ), Caroline Girard. Nos policiers sont aujourd'hui plus sensibles à cette réalité qu'il y a 10 ou 15 ans, estime-t-elle.
C’est justement parce qu’elle considère que la violence conjugale est surtout l’affaire des patrouilleurs qu’elle juge crucial de les former au concept de contrôle coercitif. De nouveaux outils seront d’ailleurs mis à leur disposition au cours des prochaines semaines, assure la lieutenante.
Le travail qu'on fait de façon plus intensive dans les derniers mois, c'est d'aller sensibiliser le patrouilleur au contexte dans lequel évolue la victime, précise sa collègue conseillère en prévention de la criminalité, Amélie Bois.
« La violence conjugale prend plusieurs visages qui ne sont pas toujours criminels. Il faut aller voir tous les gestes, tout le contexte dans lequel évolue la victime, plutôt que prendre une photo à un moment précis de l'intervention policière. »
En somme, pour Carmen Gill, il faut cesser de se demander pourquoi une victime appelle la police – ou formule une demande d’aide – à un moment X. Il faut être en mesure d'aller plus loin, de creuser, de poser des questions, car souvent, les victimes ne vont pas être en mesure de le verbaliser.
Ce qu’il faut voir, c'est le sentiment de peur. Car lorsque la peur est là, c'est donc dire qu'il se passe quelque chose, conclut l’experte.

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