EntretienCulture et idées


Durée de lecture : 12 minutes
Notre identité est-elle détachée du milieu qui l’entoure ? Non, « Je » n’est pas une île, soutient Jean-Philippe Pierron. Il nous suggère d’écrire notre « écobiographie » pour découvrir la puissance de nos liens au vivant.
Professeur de philosophie à l’université de Bourgogne, Jean-Philippe Pierron aime faire dialoguer les traditions philosophiques et les questions contemporaines, notamment dans les domaines de l’écologie, de la médecine et de l’architecture. Il a publié une douzaine de livres, dont le dernier-né, Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant, est paru cette année chez Actes Sud.
Reporterre — Vous vivez près de Dijon. Quelles relations entretenez-vous avec la nature alentour ?
Jean-Philippe Pierron — Chaque samedi matin, je vais marcher deux heures, c’est ma façon de freiner. Je fais souvent la même balade parce que j’aime bien vivre les paysages au fil des saisons : les textures au sol, les humus, les senteurs, ça change tout le temps. En ce moment, les odeurs de pourri et de fermenté, les tapis de feuilles qui donnent au pas un froissé velouté, les couleurs voilées qui préparent le sommeil de l’hivernage…


Ce pourrait être le début d’une « écobiographie », concept et pratique au cœur de votre dernier livre, « Je est un nous »…
Tout à fait, ça pourrait être une page de plus ! Comme son étymologie l’indique (de « éco », du grec oikos, maison ; et biographie, écriture de la vie), l’« écobiographie » consiste à raconter son histoire, à dire qui l’on est, sans négliger les êtres vivants non humains qui nous ont marqués, ni les milieux de vie avec leurs ambiances « géopoétiques » — autre nom d’une entente sensible et poétique avec le milieu, comme peut l’être le vin en Bourgogne… Pour résumer, l’écobiographie est un outil pour approfondir la compréhension de soi, en redécouvrant son appartenance relationnelle à la Terre.


Vous montrez à quel point nos interdépendances avec le vivant peuvent être puissantes en évoquant votre mère souffrante, notamment. Un jour, elle vous demande de ne pas chasser une sauterelle qui grimpe le long de la fenêtre…
Oui, comme si cette petite parcelle de sauvage, apparue au sein du contrôlé, du maîtrisé de l’hôpital, lui offrait une part de sa vitalité. J’ai retrouvé la substance de cette scène vécue dans Le Lambeau, de Philippe Lançon. Dans ce livre, le journaliste, défiguré dans l’attentat à Charlie Hebdo, raconte que les arbres qu’il apercevait depuis sa fenêtre d’hôpital l’ont aidé à tenir tout au long de ses une, deux, trois… dix interventions chirurgicales.
C’est la question de la force des liens dits faibles. Qu’est-ce qui nous fait tenir debout face au monde ? On croit que c’est notre volonté, une espèce d’autonomie exaltée de self made man, alors qu’en réalité, dans des expériences très intimes de solitude, de vulnérabilité, on est ramené à quelque chose d’originaire, qui nous rend hypersensibles à ce qui nous entoure. Comme si dans la grande détresse, nous nous découvrions accueillis par un espace, un horizon communs.


Cet horizon commun, on le découvre dès l’enfance, quand se construit notre rapport au vivant…
Là, tout dépend de l’éducation que l’on reçoit, qui reproduit, ou pas, des rapports anesthésiés au vivant. Dans ma famille, l’animal était perçu en négatif, il désignait ce qu’il ne fallait surtout pas être : « Tiens-toi bien, on n’est pas des animaux quand même ! » ou « Arrête tes singeries ! » Cette stigmatisation a donné lieu à des jeux cruels : l’enfant que j’étais explorait sa propre animalité et sa finitude en brutalisant de petits animaux. Mais n’est-ce pas toute notre culture qui encourage cette séparation, même brutale, d’avec le monde animal ?


Derrière ces « cérémonies barbares » avec vos copains (de la salamandre qu’on jette vivante au feu, aux crapauds et autres sangsues molestés), n’y avait-il pas une manière d’apprendre la « virilité » ?
En repoussant le dégoûtant, la peur, l’expression des affects, comme étant une forme de mièvrerie ? Oui, je pense qu’il y avait des choses de cet ordre : se mesurer à ce qu’on croit devoir être un homme. Par ces « jeux », nous nous déprenions de tout affect et de toute sensibilité, comme si nous avions besoin de nous préparer à l’idée que la mort d’une salamandre, d’un lapin, de… — jusqu’où faut-il aller ? — ce n’était pas si grave.
On peut ensuite se questionner sur les liens entre ces expériences « d’éducation » pendant l’enfance et nos violences d’adulte. Je ne dis pas qu’il y ait un rapport de cause à effet direct, mais il serait bon de nous interroger à ce sujet. Pour la philosophe écoféministe Val Plumwood, la continuité est évidente entre les rapports de domination à l’égard du vivant et les rapports de domination du masculin sur le féminin.


Pour l’enfant que vous étiez, le « sauvage », c’était aussi une « indiscipline qui rend fondamentalement vivant »…
Lorsque nous disons que l’être humain est un animal pensant, nous valorisons surtout la pensée plutôt que l’animalité. Pourtant, il y a en nous une puissante vitalité du brut, au sens de l’art brut, non de la brutalité, qui sourd, explore. Et le « sauvage », c’est aussi cet espace indiscipliné à partir duquel nous prenons conscience de notre monde intérieur, de la possibilité d’être séparé des autres, à l’écart des faux-semblants de la société.


La poésie est très présente dans votre livre, avec le « haïku » et le philosophe Gaston Bachelard notamment. Est-elle un vecteur d’accès au vivant ?
La poésie nous offre la possibilité de nous décentrer, et de ressentir la chair du monde, dans sa réalité incomparable et parfois tellement infime, qui peut être une goutte d’eau sur un brin d’herbe, une qualité de brume, un vent dans un champ d’orge… Elle est une forme de résistance à l’omniprésence de l’esprit gestionnaire, qui abstraitise le monde.
Car l’enjeu du poétique, c’est de prendre soin des mots. Parce que les mots que nous utilisons ne décrivent pas seulement le réel, ils le fabriquent. Ils fabriquent les relations que nous entretenons avec ce réel. En cela, la poésie est politique. Elle nous permet de retrouver, à l’écart de cette langue de communication saturée de chiffres, de sigles et de « mots gelés », pour reprendre l’expression de Rabelais — des mots qui ne parlent plus, mais manipulent : « Il faut que l’entreprise soit agile », par exemple, veut dire qu’elle ne doit pas hésiter à dégraisser) —, de retrouver, donc, ce que Rabelais, encore, appelait des « mots de gueule ». Des mots qui soient capables de redire, dans la radicalité de la nuance, les contours spécifiques des situations de vie. Que le bassin versant d’une rivière, ce n’est pas tel nombre de mètres cubes en eau disponible, mais des expériences, des milieux, des histoires…


Dans « Je est un nous », on entend l’écho de « Je est un autre » de Rimbaud [1]
Oui, ce titre est un clin d’œil à Rimbaud, à la force du poétique, à la force de fracture du poétique dans les manières de parler toutes lissées, toutes faites, sans surprises. C’est aussi une invitation à ouvrir notre conception de l’identité à plus vaste qu’elle. Non pas pour nous faire disparaître comme sujets, mais pour montrer que nous ne sommes pas des îles, que le « je » est effectivement ouvert à une promesse de liens qui « l’infinitisent », d’une certaine façon. Il me semble que notre époque est traversée par cette recherche d’une compréhension renouvelée de soi, qui ne soit plus autocentrée mais attentive à la pluralité des liens. Moi, cela m’enthousiasme.


C’est le cas des personnalités que vous « écobiographiez » dans votre livre : elles ont toutes une relation généreuse au vivant, transformatrice de nos cadres de pensée familiers. Aldo Leopold, par exemple, est devenu l’un des pionniers de la protection de l’environnement, le philosophe Arne Naess le fondateur de l’écologie profonde, Albert Schweitzer, le créateur d’un hôpital ouvert à tous les vivants…
Ce qui est intéressant avec Schweitzer, c’est qu’il était à la fois concertiste, théologien, médecin et philosophe. Il se situe à un point de rencontre entre les humains souffrants (la médecine), une méditation sur la question du Mal (la théologie) et une interrogation sur le sensible. Comment ne pas être envahi par lui, mais en faire un lieu à partir duquel oser inventer ? C’est ce qui se joue avec la musique. Peut-être a-t-il réalisé à l’hôpital de Lambaréné, au Gabon, ce que Bach, un compositeur qui était aussi un improvisateur, a fait avec la musique : inventer un espace qui possède sa rationalité mais laisse une place à la créativité des vivants, via les échanges qu’ils peuvent avoir… Pour lui, les vivants, c’était tout le monde, sans exception : à Lambaréné étaient accueillis aussi bien les humains malades, qui n’étaient pas séparés de leur famille, que les animaux, les oiseaux, et même les végétaux.


À quel questionnement intérieur a répondu, pour Schweitzer, la création de cet hôpital ?
Albert Schweitzer est né en 1875. Il a donc subi le contrecoup de la guerre de 1870, puis connu la guerre de 14-18 et ses gaz de combat et, enfin, celle de 39-45 avec l’arme nucléaire. Pour lui, le respect de la vie, de toute forme de vie, va être la réponse la plus simple et la plus radicale qui soit à cette forme ultime de guerre dont il a été le témoin : celle qui s’est attaquée aux milieux de vie, via les gaz ou les bombes nucléaires, à défaut de pouvoir s’en prendre directement au corps de son ennemi. C’est à la fois très pauvre comme réponse et radical, parce qu’elle nous met devant le choix le plus puissant qui soit : que voulons-nous, la vie ou la mort ?
Lambaréné a disparu, mais ses principes revivent. Dans le champ des soins palliatifs, où je travaille un peu, je suis frappé de voir des chats dans certaines unités, de constater que les familles peuvent dormir avec les malades et que les végétaux ont trouvé leur place. Quand notre médecine sort du langage de la toute-puissance parce qu’elle ne peut plus rien, soudain refait surface le sens même de ce qui fait le soin, la question de l’hospitalité à l’égard de toute forme de vie. D’une certaine manière, Schweitzer a inventé l’hôpital qu’on est en train de chercher aujourd’hui, pour déjouer toute cette culture de la procédure administrative qui s’est progressivement imposée.


Que diriez-vous à ceux qui vous reprocheraient d’avoir créé, avec l’écobiographie, un nouveau gadget de développement personnel ?
Que l’écobiographie n’est pas un outil fait pour encourager des postures de repli sur soi. Au contraire, elle permet de faire le lien entre ses vérités d’existence et des vérités écologiques scientifiques, et ainsi de déjouer la sorte de déni que nous opposons à la crise écologique. Par ailleurs, l’écobiographie a une portée sociale et politique. Pourquoi ne pas écobiographier une entreprise, une ville, une région, pour comprendre et repenser les liens qu’elles entretiennent avec leur environnement ? Qu’est-ce qu’elles occultent dans leur rapport au vivant ? Qu’est-ce qui est rejeté dehors, dans les rivières, quelle est la qualité des fumées ?


Aborder de front la crise écologique aujourd’hui, ce serait donc aussi multiplier les dispositifs qui permettent d’affiner notre rapport au vivant ?
Tout à fait. Si on refait de la question de la relation la porte d’entrée à partir de laquelle on fait monde, on va déployer des formes d’organisations, de politiques qui favoriseront des relations soutenantes pour chacun et chacune, comme avec les non-humains et les différents milieux.
Faire le pari de l’arbre fruitier en ville, par exemple, comme l’a fait il y a plusieurs années la commune de Grande-Synthe, dans le Nord, ou protéger l’agriculture et le maraîchage locaux de la spéculation foncière, en créant un Projet alimentaire territorial, comme dans le Luberon, c’est mettre en œuvre ces politiques qui font le pari des liens contre celui des biens. Les outils sont là, nous pouvons nous en emparer pour ouvrir d’autres possibles à partir de ce qui nous fait vivre et exister. Osons rêver, penser à l’écart des solutions clés en main pour imaginer les utopies concrètes que nos écobiographies nous suggèrent.
Je est un nous. Enquête philosophique sur nos interdépendances avec le vivant de Jean-Philippe Pierron, aux éditions Actes Sud, coll. « Mondes sauvages », 2021, 176 p., 19 €.
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