FEUILLETon La roue tourne pour Oleg Chestov, personnage central du feuilleton inspiré de faits réels et écrit pour « 20 Minutes » par David d’Équainville et Pascal Henry
Pas facile le double jeu. Depuis l’invasion par sa patrie de l’Ukraine, le milliardaire Oleg Chestov cherche toujours à se faire passer pour un dissident russe auprès des Occidentaux, tout en essayant de faire fructifier ses affaires. Toutefois, d’anciens prétendus alliés se rebiffent, et la santé commence à dérailler…
Voici le pitch de la fin de la saison 2 de Money Jungle, dont vous pouvez retrouver les épisodes juste en dessous. Money Jungle est un feuilleton écrit par David d’Équainville et Pascal Henry pour le compte de NBE Éditions et de 20 Minutes. Tous les épisodes précédents ont d’ailleurs eu la primeur de notre journal.
Dans la saison 1 (la partie 1 par ici, la partie 2, par là), le feuilleton se concentrait sur les aventures d’une jeune avocate fascinée par les complaisances achetées par l’argent de son employeur milliardaire, l’oligarque Oleg Chestov. Dans le contexte de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la saison 2 suit les traces du milliardaire, occupé à mettre à l’abri sa collection de chefs-d’œuvre et le reste de sa fortune. Si vous n’avez pas suivi le début de saison, cliquez sur ce lien.
Pour un oligarque de sa trempe, cela finit par être agaçant de n’être entouré que d’anciens du KGB. Oleg Chestov sait bien que, contrairement aux autres caciques milliardaires, il lui a toujours manqué de ne pas avoir été KGBiste, un compagnon de l’ombre, pour gagner la confiance du maître du Kremlin. Il aurait pu alors se débarrasser de ce Dimitri Popov, incrusté comme vice-président du club de football du Royaume, son club. Un comble !
Il l’avait déjà sur le dos à l’époque, quand il revendait son activité minière et s’apprêtait à larguer les amarres avec la Russie. Et il était encore là en Suisse, dans l’activité de batteries, la technologie complémentaire aux énergies renouvelables. Une affaire où Popov ne s’est guère illustré puisqu’il avait fait faillite. Il aurait mieux fait de rester dans les diamants. Mais non, il avait fallu qu’il lui serve de cerbère et lui plante les résultats de l’équipe du Royaume, toujours pas sur le podium malgré de belles promesses.
Oleg Chestov se souvient des mots mielleux de la saison précédente, quand son équipe était à la 3e place du classement de la Ligue 1 : « C’est le résultat de beaucoup d’efforts de notre président et de tous les collaborateurs », déclarait Dimitri Popov. « Et la saison prochaine, demandait le journaliste ? – L’objectif sera d’être sur le podium. » Mon œil ! La saison est bientôt terminée et il n’y a pas plus de podium que de liberté.
Pour Chestov, le mystère Dimitri Popov reste complet. Pourquoi ce sbire a-t-il été choisi par Moscou pour le surveiller ? Pas flatteur pour lui. Mais une infirmière de sa chère médecin, Irina, se présente pour le distraire. C’est l’heure du repas. Encore des pots de bébé.
– Viens, on va faire un tour de l’autre côté de l’île ! Il faut que je te montre une magnifique maison. En la voyant, j’ai vraiment craqué, je voudrais que tu l’achètes. On y passera de super moments, lança sa fidèle et prévenante médecin, Irina. Elle avait pris l’air boudeur qui seul pouvait émouvoir Oleg Chestov.
Il avait déjà craqué une première fois lorsqu’il avait accepté de l’inviter sur sa propre île grecque de Patrokas, en mer Ionienne. Il faut dire qu’elle savait y faire. Elle était arrivée flanquée de deux charmantes infirmières qui prenaient soin, et avec tact, du grand malade. La docteure Irina Fedorova était tellement satisfaite du séjour qu’elle n’avait pas pu s’empêcher de s’afficher en tenue affriolante sur Instagram. Chestov avait moyennement apprécié. Les exhibitions publiques, il détestait !
Face à la mer des Caraïbes, la demeure de style néoclassique, avec un fronton en forme de temple grec et des colonnes ioniennes, lui rappelait son île méditerranéenne. Et puis, c’était drôle de penser que cette somptueuse demeure ait pu appartenir à un Français, le créateur de la série de dessins animés L’Inspecteur Gadget. Oleg riait peu. Mais les mimiques naïves de l’inspecteur lui avait arraché, en son temps, un sourire presque enfantin.
Aujourd’hui, la situation était bien différente. Pour l’oligarque, pas question de faire des gaffes. La partie était loin d’être finie dans ce jeu du chat et de la souris pour éviter les sanctions internationales qui tombaient sur tous ses comparses. Dernier en date, son proche Rakhimov, roi des engrais, qui n’avait plus accès à sa villa du cap d’Antibes.
Irina, à peine sortie de la piscine au fond en mosaïque turquoise, enfile un peignoir blanc et se rapproche du transat placé à l’ombre, sous le péristyle. « Prends la tablette, dit Chestov. J’ai reçu une dépêche de l’AFP, l’agence de presse française, je voudrais la traduire. »
Irina, le médecin personnel de l’oligarque, s’exécuta immédiatement. Elle était parfaitement bilingue : « C’est l’entraîneur de ton équipe de foot. Il raconte que tu lui as parlé pendant près de quatre heures après lui avoir demandé des comptes sur les résultats ! Il dit aussi que tu es moins présent en ce moment auprès de l’équipe ! »
On ne peut pas être partout, surtout en ces temps difficiles. À 8.000 kilomètres du stade, les problèmes de son équipe de foot, au classement national discutable, semblent très, très loin. Dans la foulée du débarquement de son entraîneur pas assez performant, Chestov cherche à jouer un coup de poker : profiter de l’occasion pour faire monter dans la charrette des condamnés, Dimitri Popov. Avant d’être son employé, le vice-président du club est avant tout l’homme du Kremlin. Les mauvaises performances de l’équipe permettront d’habiller son éviction sous des raisons sportives.
Sacrifier Popov, pour l’oligarque, c’est se couper un bras pour tenter d’apparaître plus crédible aux yeux de plus en plus insistants des autorités européennes. Ce gage de plus, que seuls les Kremlinologues chevronnés pourront décrypter, suffira-t-il à laisser l’un des tout derniers oligarques non sanctionnés hors des radars de Washington ?
Au téléphone, le ton d’Oleg Chestov n’avait laissé aucun doute sur ses intentions. S’il était encore officiellement vice-président du club de football du Royaume, Dimitri Popov le devait aux précautions prises par l’oligarque pour éviter d’attirer l’attention sur ses affaires. D’une main, il faisait des amabilités coûteuses aux Occidentaux, un important don à la Croix-Rouge du Prince avait signalé les observateurs. De l’autre, il s’empressait d’assurer ses arrières en déléguant en Russie des émissaires. Chestov était une girouette à 11 milliards d’euros. Il cherchait le vent, il cherchait surtout à ne pas se faire remarquer.
Pas dupe de son manège, Dimitri Popov avait tout de suite compris qu’il n’allait pas tarder à être sacrifié à la diplomatie de l’Otan. Aussi préféra-t-il prendre les devants en contactant Moscou, à la suite du rapport qu’il avait envoyé : un détail de tous les points faibles de la stratégie de son patron et toutes les informations concernant sa sécurité personnelle. Il signalait notamment que les infirmières et leur cheffe, Irina, médecin aux doigts de fée, étaient corruptibles. Son analyse listait les premières fuites dans la presse, venues questionner la belle image de l’oligarque, faux allié du monde occidental.
Dans son bureau de futur ex-vice-président de club de football, Popov guette les ordres de la mère patrie. Par expérience, il sait qu’il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué. Il doit rester sur ses gardes. Moscou est un labyrinthe de factions et d’intérêts toujours la main sur la gâchette. Le tout étant de découvrir le premier qui s’apprête à tirer.
Il ne fait guère plus aucun doute, et surtout pas pour Oleg Chestov, que les anciens KGBistes au pouvoir ont commencé à faire place nette. Le cafouillage en Ukraine de « l’opération spéciale », la plus longue de toutes les « opérations spéciales » de l’armée russe, n’a pas aidé à dérider le Kremlin. Désormais, les suspicions de trahison se paient comptant. Un coup de pistolet par-ci, une pendaison par-là, des coups de couteau et autres veines tailladées avant passage à tabac… L’actualité de la politique internationale ne se prive pas d’envahir la rubrique des faits divers. Beaucoup de « suicides ». À moins de prêter allégeance à Moscou, il ne fait pas bon être oligarque. Il semble même préférable de risquer sa fortune plutôt que de tenter le diable en s’affichant du côté des Occidentaux.
Pourtant, Chestov est étrangement calme. Il refuse de se croire une cible. Le vice-président de la Fédération russe n’est-il pas de son côté ? Il saura convaincre en haut lieu et désamorcer les dégâts du rapport envoyé dans son dos. Il n’a sûrement pas oublié leur ville, Molotov, et leur ancienne alliance, passée quand ils essayaient de faire main basse sur le port franc du marchand de tableaux, à Singapour. Armes et diamants devaient y transiter discrètement. Mais le marchand ne s’est pas laissé faire et l’opération a échoué.
Quoi qu’il en soit, le danger ne viendra pas de Moscou. Chestov en a la certitude. Pour l’instant, les écueils sont méditerranéens, du côté du Royaume. Et quand un émissaire du gouvernement français se déplace pour rencontrer le Prince, ce n’est pas bon pour lui. Non, pas bon du tout. La pusillanimité du Prince ne joue pas en sa faveur.
Il était là, à la tribune du stade, à la droite du Prince, pour assister à la victoire de son équipe de foot. Vêtu d’un costume bleu marine très strict, amaigri et curieusement à peine bronzé, Oleg Chestov, que certains pensaient éloigné à tout jamais depuis le début de la guerre en Ukraine, savourait la remontée aux places d’honneur de son équipe. Une sorte de revanche pour lui aussi.
Ce SDF aux souliers d’or avait erré durant ces trois mois de guerre, de Chypre aux Bahamas, dans une fuite éperdue pour éviter les sanctions occidentales. Son yacht, planqué à La Barbade, puis à l’île de Saint-Vincent, quand d’autres avaient choisi les Émirats. Ses avions, interdits de survol du territoire américain, cloués au sol. Il avait connu finalement l’humiliation, lui si fier, si méprisant, convoqué à New York pour rencontrer les hommes en gris, missionnés par la CIA. Ils lui avaient mis le marché en main. Une assurance-vie en forme de chronique funéraire, un pacte avec le diable. Les termes du deal étaient on ne peut plus simples. Soit il collaborait avec les services occidentaux et sauvait son magot, mais alors le Kremlin ne pourrait l’ignorer et en tirerait toutes les conséquences, toutes aussi létales. Soit il continuait son double jeu en ménageant la Russie, et l’Occident lui ferait payer.
Pour l’heure, au moment de lever sa coupe de champagne pour fêter la victoire de son équipe, Oleg Chestov s’attarda un temps à regarder la transparence du liquide qui contenait peut-être de quoi l’envoyer dans l’au-delà.
Oleg Chestov ne l’avait pas tout de suite remarqué. Il s’était installé dans les tribunes, légèrement en retrait, à une place où il avait une vue panoramique sur les invités des loges VIP. Il lui avait fait un signe de connivence en croisant son regard. Tous les gestes de l’émissaire français, un grand type réservé envoyé par le nouveau président, étaient animés d’une politesse discrète – les anciennes manières des diplomates dans un costume bureaucrate de mauvaise coupe.
Lorsqu’il s’était installé au Royaume, s’imaginant acheter le Prince et les autorités pour profiter d’un pays à sa botte, Chestov avait grandement sous-estimé la place de la France dans les décisions de cette nation de carton-pâte. La présence de l’émissaire lui avait tout de suite rappelé son erreur stratégique, presque celle d’un débutant. Le Royaume était une chasse gardée. Rien n’y était gratuit, et surtout pas quand il s’agissait des prébendes françaises. L’émissaire était là pour s’en assurer en personne. Sans doute avait-il la mission de faire passer à l’oligarque un message : « Pas touche aux intérêts français ! » À moins que la France veuille se servir de lui comme une source d’information ?
Le rendez-vous avait été fixé aux abords du quartier russe de Cannes, pas loin du Royaume. L’émissaire s’était préoccupé de trouver un lieu fréquenté par ses compatriotes, afin qu’il se sente à l’aise. Chestov aurait préféré échanger sous les auspices de l’église orthodoxe Saint-Michel-Archange. Un endroit tout aussi discret et à deux pas de la plage Zamenhof. Il aurait tout de suite fait venir son pope conjurer cet embrouillamini.
Sur la table basse en marbre sombre veiné d’or trônait encore le catalogue des œuvres de sa collection d’art. Dans ces pages, des nues de Modigliani, plusieurs Gauguin, dont le portrait d’une Polynésienne agenouillée. Tout cela avait été liquidé, vendu ou caché dans les coffres de banques pour rester hors de portée des appétits financiers de son ex-épouse. Assis dans son immense salon, Oleg Chestov était plutôt préoccupé par le bilan des analyses sanguines que le labo venait de lui envoyer.
Les taux ne sont pas bons, mais pas bons du tout. Les dernières prises de sang pour les tests montrent une hausse importante du taux de PSA. Un marqueur qu’Oleg Chestov sait parfaitement traduire : un cancer de la prostate en rapide évolution. Avant de devenir cet oligarque craint et courtisé, il avait pratiqué, un temps seulement, la médecine. Il doit maintenant encaisser cette très mauvaise nouvelle sans laisser apparaître le moindre trouble. Mais son visage désormais émacié trahit son état de santé. Irina, le médecin qui le suit dans presque tous ses déplacements, a un seul mot d’ordre comme leitmotiv : « Pas une information ne doit sortir. »
Lutter, se battre, déjouer les pièges, il a fait cela toute sa vie, mais ce peut-être dernier combat est-il celui qui le dépassera ? Il jette la feuille des résultats du labo sur la table basse, se redresse et sent revivre un peu en lui l’animal de combat qu’il a toujours aimé être. Mettre à exécution les plans prévus, écarter définitivement le directeur de son équipe de football, Popov, rencontrer l’émissaire français qui semblait prêt à négocier. L’action, l’action, il n’y a que ça pour survivre et conjurer les mauvais sorts.
La météo avait beau insister sur le soleil, l’ombre des mauvaises nouvelles dans les pas d’Oleg Chestov lui gâchait la fête. Cela faisait bien longtemps qu’il ne souriait plus, sinon par politesse, une froide grimace qu’il lâchait avec parcimonie à ses interlocuteurs, lorsqu’il se sentait obligé d’afficher un semblant d’humanité. Il avisa tout de suite la silhouette de l’émissaire français qui contemplait la mer au milieu des premiers touristes de ce début d’été. Il l’aborda avec un « sourire » en se plaçant discrètement à ses côtés, comme un amateur de paysage en promenade. Pas loin, un traducteur de russe assurait au téléphone la fluidité de leurs échanges.
– Nous avons appris vos ennuis de santé, dit l’émissaire.
– Allez au fait, s’il vous plaît, répondit Chestov. Vous le savez, maintenant, mon temps est compté.
– Un nouveau de lot de sanctions européennes est en préparation. Cette fois, vous êtes sur la liste. Vos accords avec les Américains n’y pourront rien.
– Je vous écoute.
De l’extérieur, les deux hommes, à quelques pas l’un de l’autre, semblaient parler aux oreillettes de leur téléphone en s’ignorant, l’un en russe, l’autre en français.
– Nous souhaiterions que vous fassiez passer un message au Kremlin, dit l’émissaire. Nous savons qu’un petit groupe s’est formé afin de préparer l’après-guerre, et nous voudrions établir un contact indirect avec certains d’entre eux.
En même temps qu’il conversait, Oleg Chestov calculait les avantages de cette nouvelle trahison, aussi avantageuse et risquée que celle passée avec les Américains. Quelle raison aurait-il eu à refuser ? N’était-il pas aussi condamné que le maître du Kremlin ?
Le rendez-vous avait été fixé à l’avance par un émissaire du Palais venu en personne porter l’invitation. L’oligarque était convié pour une discussion « franche et directe », comme disent les diplomates quand il y a de fortes tensions entre deux pays.
Debout, derrière les fenêtres de son bureau, le monarque regardait dans la cour se garer sagement la rolls SUV bleu nuit aux vitres teintées de Chestov. Quelle recette ce diable de Russe avait-il appliquée pour se maintenir en vie face au maître du Kremlin, sans se fâcher avec les Américains, ni même les Français. Et maintenant le voilà qui venait le défier, ce butor, après avoir fragilisé les institutions du Royaume en lâchant un corbeau et ses informations toxiques dans les médias. Qui d’autre aurait eu autant intérêt à cette opération de déstabilisation ?
Les médecins disaient Chestov gravement malade, presque condamné. Cancer de la prostate fatal. Mais le Prince ne se fiait pas aux pas lents du Russe qu’il voyait sortir de sa voiture, soutenu par un aide de camp. Il connaissait de longue date son esprit têtu et son goût pour les barbouzeries qui rebattent les cartes au dernier moment. Lui-même en avait été la cible, quand l’oligarque, à peine installé au Royaume, avait rassemblé un dossier très privé à son encontre. Il avait alors fallu contre-attaquer avec d’autres informations crapuleuses. Les unes contre les autres pour un match nul.
Aujourd’hui, Oleg Chestov se déplaçait en personne pour venir lui expliquer les nouvelles règles du jeu du Royaume. Il devait disposer d’un sacré atout pour oser ainsi s’avancer à découvert. Le Prince non plus n’était pas démuni.
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