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Kant aurait voulu être un extraterrestre, mais pas un Martien. C’est ce qu’on pourrait retenir de la lecture de sa “Théorie du Ciel”, un premier ouvrage publié à l’âge de 30 ans. Au-delà de l’anecdote, l’étude des habitants des astres permet de mieux comprendre sa cosmopolitique.
On connaît, côté scène, ses difficiles Critiques et intimidants impératifs catégoriques. En coulisse, ses rigoureuses promenades ritualisées à Königsberg. Ce que l’on sait moins, c’est que le grand philosophe prussien a, le plus sérieusement du monde, cru en l’existence d’une vie extraterrestre intelligente. Et, à choisir, aurait élu résidence secondaire sur Jupiter plutôt que Mars. C’est dans un premier ouvrage publié anonymement en 1755 qu’ Emmanuel Kant livre cette étonnante réflexion sur les habitants des astres : La Théorie du Ciel ou plus précisément, puisqu’il faut savoir rester compliqué, Histoire naturelle générale et théorie du ciel, troisième partie de ses Essais d’une comparaison, fondée sur les analogies de la nature entre les habitants des diverses planètes.
Était-ce une divagation de jeunesse ? Après tout, l’auteur n’a que trente ans lorsqu’il rédige ce texte. On peut en douter. D’une part, parce que les extraterrestres s’invitent à plusieurs reprises dans son œuvre, jusqu’à son Anthropologie du point de vue pragmatique, paru six ans avant sa mort. D’autre part, parce qu’à travers sa tentative de “comparaison entre les habitants des différentes planètes“, génial thème d’exploration des mondes possibles, c’est une autre façon de comprendre les grandes questions morales et cosmopolitiques chères au philosophe. Et d’envisager, par exemple, comment une invasion extraterrestre peut aider à penser… la paix sur terre.
À son époque, Kant est loin d’être le seul à croire en la pluralité des mondes. Astronomes, philosophes et théologiens se prennent à rêver ou gloser autour d’éventuels habitants célestes. Depuis le “best-seller” de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes (1686), qui entendait démontrer l’existence d’intelligences extraterrestres à partir d’écrits de Copernic et Descartes, l’Europe des Lumières est comme attirée par les étoiles. À l’entrée “Astronomie”, la première édition de l’Encyclopedia Britannica indique d’ailleurs qu’il est tout à fait probable que les planètes et lunes du système solaire abritent les ressources nécessaires à l’existence d’habitants rationnels, et que les étoiles fixes, comme notre Soleil, procureraient la chaleur et la lumière nécessaires aux planètes qui gravitent autour d’elles.
Nourri à la fois par l’avancée des connaissances en astronomie et les divers plaidoyers de théologie naturelle en faveur de l’existence d’autres mondes habités, Kant décide, dans l’appendice de sa Théorie du ciel (1755), de comparer les différentes planètes de notre système. Il considère alors que “lorsqu’il s’agit de définir les propriétés des habitants des mondes lointains“, on a “le droit de lâcher la bride à la fantaisie, avec plus d’abandon même que le peintre qui veut figurer les plantes et les animaux de terres inconnues“… Même dans son grand œuvre rationaliste, La Critique de la raison pure publiée en 1781, il écrit ceci : “S’il était possible de décider la chose par quelques expériences, je parierais bien toute ma fortune que quelqu’une au moins de ces planètes que nous voyons, est habitée. Aussi n’est ce pas simplement une opinion, mais une ferme foi qui me fait dire qu’il y a aussi des habitants dans d’autres mondes.
Ce n’est donc pas par simple lubie que le philosophe se lance, avec ce premier traité, dans une entreprise de description des habitants célestes ; il s’agit pour lui de retracer l’histoire de la formation du monde selon les principes de Newton… Une étude à première vue physique qui mène le philosophe vers des réflexions morales et politiques.
Droit à la fantaisie, certes, mais il faut tout de même agir avec méthode. Si l’on conjecture que d’autres êtres rationnels habitent les planètes voisines et, surtout, si on veut les caractériser, il faut un point de comparaison et une règle. Qui sera le meilleur habitant de l’univers ?
Le “point de référence” est tout trouvé : l’être humain. Certainement pas parce qu’il domine le cosmos – “de toutes les créatures, c’est l’homme qui atteint le moins bien le but de son existence, estime Kant, puisqu’il dépense ses excellentes facultés à faire ce que les autres créatures font plus sûrement et mieux avec des moyens beaucoup moins parfaits” -, mais simplement parce que, de tous les êtres raisonnables qui peuvent peupler l’univers, il est “celui que nous connaissons le mieux“. Quant à la variable qui permet de les comparer, elle est lumineuse : le Soleil. “De la distance des astres au Soleil naissent certains rapports qui exercent une influence essentielle sur les facultés des êtres pensants qui y sont placés”, énonce le penseur. Les créatures rationnelles du système solaire sont ainsi considérées comme d’autant plus intelligentes que leur lieu de résidence est éloigné du Soleil.
La logique repose sur un modèle bien connu. Elle est, en quelque sorte, une application de la théorie selon laquelle les conditions physiologiques et géographiques de son habitat influent sur la civilisation d’un peuple. Il y aurait un rapport entre le climat et l’esprit des nations comme l’exprimait quelques années plus tôt, en 1748, Montesquieu dans son Esprit des lois (“Ce sont les différents besoins dans les différents climats, qui ont formé les différentes manières de vivre ; et ces différentes manières de vivre ont formé les diverses sortes de lois“). Kant applique le principe au système solaire. Suivant cette “science-fiction” kantienne, plus les astres sont éloignés du Soleil, plus la matière dont sont formés leurs habitants doit être légère et subtile. “L’élasticité des fibres et en même temps la conformation de leurs corps, écrit le philosophe, doivent être d’autant plus parfaites que les astres sont plus éloignés du Soleil.
Aussi ne pourrions-nous pas, nous, Terriens, échanger notre maison avec les habitants de Vénus, prévient Kant. Les premiers subiraient, dans une sphère plus chaude, “des mouvements gigantesques et une désorganisation complète de sa nature”, tandis que les seconds, “dont la structure plus grossière et l’inertie des éléments de sa constitution ont besoin d’une action plus vive du Soleil“, périeraient “gelés et solidifiés dans une région plus froide l’espace”.
Impossible, également, de vivre sur Jupiter, aussi grosse soit-elle. Comment supporterions-nous l’intervalle de dix heures de la succession du jour et de la nuit qui a cours sur cette planète ? Surtout, comment pourrions-nous bien travailler s’inquiète Kant ? “Les dix heures du jour entier suffiraient à peine pour le sommeil dont sa grossière machine a besoin pour se refaire. (…) trouverait-il le moyen (…) d’entreprendre quelque grande œuvre, lorsqu’au bout de cinq heures [l’être humain] verrait son travail brusquement interrompu par une nuit de même durée ?” Le corps d’un Jupitérien doit être d’une vivacité remarquable, s’enthousiasme le philosophe, pour que ces cinq heures lui soient aussi profitables que nos douze heures de jour…
“Il est à croire que les créatures plus parfaites qui habitent les planètes éloignées, bien que soumises comme les autres au dépérissement et à la mort, trouvent dans la finesse de leurs tissus, dans l’élasticité de leurs vaisseaux, dans la légèreté et l’activité de leurs humeurs, une force de résistance qui retarde beaucoup chez elles la décrépitude, triste apanage de l’inertie des créatures plus grossières, et jouissent d’une existence dont la durée est en rapport avec leur degré de perfection, de même que la brièveté de la vie de l’homme est une conséquence de son infériorité.Kant, La Théorie du Ciel
L’être rationnel kantien étant nécessairement soumis à la loi morale, le philosophe s’interroge également sur le statut moral des aliens. La distance par rapport au soleil joue-t-elle un rôle sur la vertu de nos voisins de l’espace ? Selon l’hypothèse kantienne, le périmètre de ses rayons atteint bien les facultés spirituelles de ces créatures : “L’ensemble de leur être moral doit être soumis à une loi déterminée, d’après laquelle il est d’autant plus parfait et plus excellent que leur lieu d’habitation est plus éloigné du Soleil“.
Il faut dire que pour Kant, l’espèce humaine, du fait de sa pesanteur matérielle et de ses passions, semble bien en peine d’agir toujours conformément à “la loi morale”. Aussi considère-t-il que les habitants de la planète Terre – et “peut-être aussi [celle de] Mars pour ne pas nous enlever la misérable consolation d’avoir des compagnons d’infortune“, ajoute-t-il – “occupent aussi une position moyenne entre les deux extrêmes, aussi bien par leurs propriétés physiques que par leurs qualités morales“.
Comme le remarque Holger Schmid dans sa postface de l’ouvrage aux éditions Manucius, on peut lire l’hypothèse kantienne comme un envers physique de la métaphore des philosophes des Lumières selon laquelle plus il y a de lumière, plus il y a de raison ; “chez Kant, c’est Saturne qui est susceptible de contenir les êtres les plus fins : le lieu des ténèbres, du désespoir, du froid“. Bienheureux les Jupitériens, placés exactement à bonne distance du soleil. On peut aussi voir dans cette logique, comme le souligne à juste titre le philosophe Peter Szendy sur France Culture, une projection “raciale, racisée et raciste de ce que seraient les habitants de ces différentes planètes“.
Au final, Kant ne se servirait-il pas des extraterrestres pour blâmer le caractère de l’espèce humaine ? C’est ce qu’on pourrait croire à la lecture de son Anthropologie d’un point de vue pragmatique (1798), dans lequel il décrit l’humanité comme une “multitude de personnes qui, incapables de se passer de vivre paisiblement côte à côte, ne peuvent cependant éviter de se causer du désagrément et qui, par conséquent, se sentent appelées par la nature à se coaliser parmi les constantes menaces de désunion“.
Et c’est là que l’hypothèse extraterrestre se révèle autrement philosophique. Elle est pour Kant un moyen de penser, grâce à un point de vue extérieur, deux concepts : celui de l’humanité et de la paix perpétuelle. L’ovni apparaît comme un tiers qui permet à fois de nous définir en tant qu’espèce humaine, par comparaison, et d’avoir, potentiellement, un ennemi commun qui nous rappelle l’inutilité de se battre entre membres de la même communauté (ou race) d’êtres rationnels.
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C’est un peu l’interprétation “Ronald Reagan” de cette idée cosmopolitique. Le 21 septembre 1987, à l’ONU , le président des Etats-Unis déclarait en effet : “Ne pouvons-nous pas, ainsi que les autres nations, vivre en paix ? Dans notre obsession des antagonismes du moment, nous oublions souvent ce qui unit les membres de l’humanité. Peut-être avons-nous besoin de quelque menace extérieure, universelle, pour nous amener à reconnaître ce lien commun. Je pense parfois à la vitesse avec laquelle nos différences de par le monde, s’évanouieraient si nous faisions face à une menace extraterrestre. Que pourrait-il y avoir de plus étranger aux aspirations universelles de nos peuples que la guerre et la menace de la guerre ?
Tout se passe comme si nous avions besoin de postuler l’existence d’une altérité radicale à l’humanité pour penser une communauté politique des êtres humains. Un autre penseur, Carl Schmitt, a pensé cette idée d’unité politique possible uniquement face à l’ennemi commun ou, pourrions-nous dire, l’ovni commun. “L’Humanité en tant que telle ne peut pas faire la guerre car elle n’a pas d’ennemis, du moins sur cette planète“, écrit-il dans La Notion de politique (1932). La pensée politique de Schmitt, rappelle Peter Szendy, est aussi en ceci fondamentalement impérialiste qu’elle exprime l’idée qu’il y a des espaces libres et ouverts à l’appropriation, dont l’espace extra-terrien qui se proposerait à la libre concurrence des nations…
Chez Kant, l’idée d’une rationalité extra-terrienne permet de définir ce qu’est l’humanité en tant que telle, dans un mouvement de comparaison horizontal, puisqu’il ne s’agit plus de définir, comme traditionnellement dans l’histoire de la pensée, l’être humain par rapport à l’animalité ou la divinité (l’homme comme un “animal rationnel”, mais comme un “être fini”). Elle permet également de penser que cette humanité pourrait ne pas avoir d’ennemi ou être en paix avec elle-même. “Voilà deux idées cruciales dans le projet cosmopolitique dont Kant a été l’un des grands porteurs au cours de l’histoire de la philosophie“, souligne Peter Szendy, auteur de Kant chez les extraterrestres. Philosofictions cosmopolitiques (Minuit, 2011).
De façon contradictoire, Kant est à la fois celui qui ouvre la perspective d’une pensée cosmopolitique dans laquelle la vie rationnelle extra-terrienne joue un rôle clé… et celui qui referme aussitôt cette possibilité, en la réduisant à la “projection d’une géographie raciale sur le cosmos qui nous entoure, analyse  Peter Szendy sur France Culture. Ce en quoi, pour le philosophe, le geste kantien vis-à-vis des extraterrestres lui semble “à la fois passionnant” et “décevant“.
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