De passage à Paris à l’occasion de la sortie de son autobiographie Libero di sognare aux éditions Slatkine & Compagnie, Franco Baresi n’a éludé aucun sujet pendant plus d’une heure : son enfance, Milan et Sacchi, le Mondial 1994, Maradona… Entretien nostalgie.
Franco Baresi est un homme qui déteste les retards. Cela tombe bien : il est 14h, à deux pas du Jardin du Luxembourg, lorsque nous retrouvons Il Capitano dans l’un des bureaux de la maison d’édition Slatkine & Compagnie. Vêtu d’un haut bleu qui laisse apparaître un col de chemise soigné, celui que nous avions classé deuxième du TOP 50 AC Milan (mais qui aurait très bien pu être numéro 1 à égalité avec Paolo Maldini) a un CV long comme le bras : 719 matchs officiels disputés avec le Diavolo entre 1978 et 1997, 6 Scudetti, 3 Ligues des champions, 2 Coupes intercontinentales, 3 Supercoupes d’Europe, un titre de champion du monde en 1982 avec la Nazionale et, surtout, un numéro, le 6, retiré à jamais en son honneur par le club rossonero. Bref, Franco Baresi est là, bien assis dans son fauteuil, et déteste commencer en retard. Alors, allons-y.
Bonjour Franco. La première chose qui saute aux yeux dans ton livre, c’est ce fil conducteur autour de ton tir au but manqué lors de la finale du Mondial 1994 face au Brésil. Pourquoi ? L’envie d’écrire ce livre est surtout venue de ce match, de cette prestation. Pour rappel, je me blesse au deuxième match du Mondial (face à la Norvège, NDLR). Fracture du ménisque. Terminé. Je me fais opérer directement aux États-Unis. Je reste avec le groupe et dans ma tête, j’espère surtout être prêt pour la reprise de la saison avec Milan. Finalement, vingt jours plus tard, je suis sur le terrain pour la finale de la Coupe du monde, et je livre probablement la meilleure prestation de toute ma carrière. Une chose pareille n’est jamais arrivée, à aucun joueur, et cela n’arrivera probablement plus jamais. Un joueur qui se fracture le ménisque au deuxième match du Mondial, et qui dispute ensuite la finale… Je pense que c’est la chose la plus forte de ma carrière, donc il m’a semblé normal que ce soit le fil conducteur de ce livre. Chaque chapitre raconte comment je suis arrivé à cette finale, pourquoi je suis devenu comme ça et comment j’ai réussi à livrer cette prestation. D’où je tire ma force, ma détermination, ma force mentale.
C’est le secret de ta carrière, cette force mentale ?Oui. Je ne me laissais jamais submerger par les émotions. Je réussissais toujours à me concentrer sur le match, à jouer sur les connaissances que j’avais. En tant que personne, en tant que joueur, j’ai évolué parce que j’ai donné de l’importance aux valeurs que j’ai apprises, que certaines personnes m’ont transmises, de l’enfance à l’adolescence. Tout m’a ensuite servi dans ma carrière. C’est ce que j’ai voulu expliquer dans ce livre : à travers quoi j’ai réussi à obtenir tous ces résultats. C’est aussi un message pour les jeunes : malgré les difficultés, malgré l’adversité de la vie, tu peux réussir si tu parviens à avoir cette force mentale. Parfois, on peut avoir du talent, mais ça ne suffit pas. Ce qui compte, c’est combien vous êtes prêt à sacrifier pour réaliser vos désirs.
Il représente quoi ce match pour toi ?Il représente le droit de rêver. Parce que les rêves peuvent parfois se réaliser, comme cela m’est arrivé. Imaginez-vous : j’ai dix ans, et l’un des premiers matchs que je vois à la télévision de toute ma vie, c’est la finale du Mondial 1970, Italie-Brésil. On perd, et j’étais vraiment très triste. Vingt-quatre ans plus tard, cet enfant est désormais capitaine de l’équipe d’Italie, et joue à son tour une finale Italie-Brésil. C’est fou… Et pourtant, dans ce match, j’avais tout à perdre. Je m’étais blessé, je ne pensais jamais jouer. Et puis Costacurta a pris un carton jaune en demi-finales, il était donc suspendu pour la finale. Arrigo Sacchi, le sélectionneur, qui me connaissait très bien, m’a demandé si je me sentais de jouer. Ça aurait pu être terrible, j’aurais pu me reblesser, mettre en péril ma carrière, pénaliser mes coéquipiers. Mais je sentais que je pouvais le faire. Mon mental a pris le dessus et m’a permis d’accomplir l’une des prestations les plus abouties de ma carrière.
Tu racontes même que Romário s’est plaint du traitement que tu lui as réservé…Oui, ça, je l’ai appris de nombreuses années plus tard, c’est Bebeto qui me l’a raconté. Apparemment, dans les vestiaires, Romário s’est plaint à Bebeto que je ne le lâchais pas d’une semelle. « Mais comment c’est possible, il était blessé, il ne devrait même pas jouer. » (Rires.)
La finale se termine sur le score de 0-0. Vient la séance de tirs au but, et tu décides d’être le premier tireur. Le mister a demandé qui se sentait de tirer. Moi, je ne pouvais pas me défiler, j’étais le capitaine. Du coup, j’arrive au point de penalty, le but était devenu tellement petit, et le gardien, Taffarel, était devenu immense ! (Rires.) À ce moment-là, je veux tirer à sa gauche. Mais quand je m’élance, je vois qu’il fait un petit pas vers sa gauche, du coup je change d’avis au dernier moment. Grosse erreur. J’ai pris la balle par dessous, et elle est partie au-dessus. Le monde s’est écroulé sur moi. Après, je me suis rendu compte qu’il y avait encore un peu d’espoir, car j’étais le premier à tirer.
Tu t’es senti très seul ?C’est sûr… Tu attends seulement que le destin change.
Dans la mémoire collective, c’est surtout Roberto Baggio qui manque son tir au but ce jour-là. Ce qui est drôle, c’est que quand tu racontes la séance dans le livre, tu ne cites pas le nom de Roby. C’est peut-être paradoxal, mais t’es-tu senti frustré que les gens se souviennent du raté de Baggio, et non du tien ?Les gens se souviennent de Baggio parce qu’il a tiré en dernier. Mais Massaro a raté aussi ! Sincèrement, non, je n’ai pas de frustration à ce niveau-là. Baggio avait fait une Coupe du monde extraordinaire. C’est lui qui nous a emmenés en finale avec ses buts, donc c’est sûr que pour lui, ça a été une désillusion immense. Pour moi, c’était un peu différent : pendant vingt jours, j’étais avec l’équipe, je la voyais s’entraîner, jouer, avancer dans la compétition, mais je pensais ne pas rejouer. Je crois d’ailleurs que cette Nazionale n’a pas eu les éloges et la considération qu’elle méritait. Arriver en finale de ce Mondial, c’était tout sauf facile.
Tu as des regrets au sujet de ton passage en Nazionale ? En 1982, tu es champion du monde sans jouer, puis en 1990 et 1994… (Il coupe.) Non. Disputer trois Coupes du monde et faire trois podiums, ce n’est pas donné à tout le monde… J’ai été partie prenante lors du Mondial 1990 en Italie, puis aux États-Unis avec cette expérience que j’avais en moi de la victoire de 1982, expérience que je pouvais alors partager et diffuser au reste du groupe.
Le Mondial 1982 était d’ailleurs spécial. La Nazionale sortait tout juste du scandale Totonero, qui a aussi touché le Milan. Comment as-tu vécu toute cette période ? J’étais jeune, donc je ne m’en rendais pas bien compte à l’époque, mais je me souviens avoir été surpris. Je savais que c’était quelque chose de négatif pour l’image du football italien. Et c’est sûr que quand j’ai compris ce qui s’était vraiment passé, je me suis senti un peu trahi par certains… En ce qui concerne la Coupe du monde en Espagne, cela a été une expérience extraordinaire, même si je n’ai pas joué. Je côtoyais des champions, des exemples, qui m’ont aidé dans mon parcours. Ce qui est drôle, c’est qu’en 1982, j’ai 22 ans, je me retrouve convoqué avec l’équipe d’Italie pour le Mondial alors que Milan est relégué en Serie B. Et la saison suivante (1982-1983, NDLR), j’évolue donc en deuxième division, alors que je suis champion du monde !
Tu parles beaucoup de ton enfance à la campagne dans le livre. Qu’est-ce qui te manque le plus de cette période-là ?Vivre dans cette maison de campagne, c’était avoir une vie simple et remplie d’humilité. J’ai le souvenir d’une certaine solidarité, d’une disponibilité totale de mes parents qui a indéniablement participé à la construction de mes valeurs. Ce sont eux qui m’ont donné ce respect, cette éducation. C’est cet ensemble qui te permet ensuite d’être un bon capitaine sur le terrain, un bon gestionnaire de groupe. Et puis, lorsque tu grandis en étant libre, tu gardes ça à vie. Derrière, quand tu dois affronter le changement, que ce soit dans la vie ou dans le foot, tu y parviens plus facilement, car ton cerveau est prêt pour cela. Je vous donne un exemple : passer d’un football de contrôle de zones à un football plus offensif avec Sacchi, je l’ai fait et je m’y sentais d’ailleurs à mon aise, car je participais au jeu.
C’est peut-être d’ailleurs la plus grande différence dans le foot aujourd’hui avec ton époque : aujourd’hui, quasiment tous les joueurs viennent de grandes villes ou bien de banlieues de grandes villes.C’était indéniablement une enfance différente de celle que vivent les jeunes enfants aujourd’hui : c’étaient les années 1960, on avait peu, et jouer au ballon était une chose magnifique. De nos jours, la plupart des jeunes footballeurs ont grandi en appartement avec les jeux vidéo à portée de mains, les réseaux sociaux… Quand j’avais leur âge, le football était mon unique passion, et dès que j’avais un peu de temps, je jouais au foot. Les gamins allaient à l’oratorio et avaient de l’espace pour jouer au football, mais pas seulement. Je crois que ce cas de figure influe sur la réelle passion que tu as pour le jeu. Selon moi, tu peux la perdre plus facilement avec toutes ces autres opportunités – ou distractions, c’est selon – qui sont disponibles aujourd’hui.
Pour parler des oratori, l’Italie n’a jamais su trouver comment les remplacer. Vous avez raison, même s’il y a les écoles de foot aujourd’hui. Certaines sont mauvaises, d’ailleurs, car elles cherchent immédiatement à former des footballeurs professionnels. Au lieu d’offrir cet espace de liberté aux enfants qui est primordial dans leur construction. Après ma carrière, j’ai occupé différents postes au sein du secteur jeunes de l’AC Milan : je l’ai géré, j’y ai entraîné… C’est là que j’ai compris tout ce qui pouvait gêner un jeune. Parfois, les entraîneurs de ces catégories ne cherchent pas à savoir pourquoi un jeune s’entraîne mal. Ils le constatent, mais ne s’intéressent pas forcément à savoir si derrière ces mauvaises performances, il n’y a pas des problèmes familiaux, des soucis avec les études… Personnellement, je ne sais pas si, en ayant grandi à cette époque, je serais parvenu à me faire cette place et à avoir ces opportunités. Ma chance, c’est d’avoir rencontré les bonnes personnes qui m’ont aidé à grandir et à m’affirmer jusqu’à arriver au Milan.
Tu es devenu orphelin à 17 ans. Comment se construit-on dans cette situation ?Partir à Milan m’a aidé, m’a sauvé même. Si j’étais resté chez moi, j’aurais davantage souffert. Changer d’air m’y a fait moins penser, d’autant plus quand tu fais quelque chose que tu aimes avec des gens qui t’accueillent, te soutiennent et te prennent comme tu es. Je ne peux nier en revanche qu’à chaque fois que je pénétrais sur la pelouse de San Siro, je me disais toujours, en regardant les nombreux tifosi de la Curva Sud, que mes parents étaient peut-être là eux aussi.
Tu es une légende du Milan, ton frère Giuseppe, lui, de l’Inter. C’est quoi le secret familial pour devenir une légende ?Deux frères qui jouent en même temps au Milan et à l’Inter, qui sont capitaines de ces deux formations, c’est vrai que c’est assez rare. C’étaient de beaux moments. D’autant que Beppe a un peu moins gagné que moi. (Il sourit) On a toujours été très unis. La seule rivalité qu’il y a entre nous, c’était lors des derbys pendant 90 minutes. Ça file sa dose d’émotions, forcément, de savoir que dans l’équipe d’en face, il y a son frère. Ce n’est pas un adversaire comme les autres. La semaine du derby était toujours particulière. Le rituel, c’est que l’on se voyait avant le match, et celui qui perdait payait le prochain restaurant.
On a trouvé une photo de vous avec le maillot de la Nazionale, alors que vous n’y avez jamais joué ensemble au même moment… C’était avec l’équipe nationale U21. On a pourtant fait partie de l’équipe d’Italie en même temps, ensemble, pendant le championnat d’Europe de 1980, mais nous n’avons pas joué une minute. Sinon, nous n’avons jamais joué ensemble en Nazionale A : en 1982, j’y suis et lui non. Puis en 1986, il y est, plus moi. Et ensuite j’y retourne, et il n’y est plus.
On sent une certaine pudeur chez toi. Mais quand on arrive dans un vestiaire comme celui du Milan, il faut un peu l’évacuer, non ?Vous savez, je n’ai jamais eu besoin de beaucoup parler. Je n’ai jamais été un grand orateur, d’ailleurs. Je crois que la chose la plus importante est de donner l’exemple. À l’entraînement, quand tu arrives à Milanello, au Milan, tu dois voir comment tu dois te comporter. Après, tu es bon ou pas, c’est une autre chose. Quand j’étais capitaine, c’était un honneur forcément, mais je n’avais pas besoin de dire que j’étais le capitaine. Les autres pouvaient compter sur moi, me respectaient.
D’autant que quand tu arrives dans ce vestiaire, à tout juste 18 ans, il y a ton idole d’enfance, Gianni Rivera.J’ai toujours été attiré par les joueurs offensifs. J’ai toujours aimé le football offensif, le football total, si bien que lorsque j’ai commencé à entraîner les jeunes du Milan, je voulais que mon équipe soit offensive. Ce qui peut paraître paradoxal pour un type qui a été défenseur pendant vingt ans. Concernant Rivera, on sait ce qu’il a représenté pour Milan, c’était le capitaine. J’ai eu la chance de jouer avec lui lors de sa dernière année, quand moi c’était ma première. C’était un peu un passage de témoin. Vivre à son contact m’a permis de comprendre beaucoup de choses : comment il se déplaçait, comment il se comportait, comment il se proposait aux autres, c’était extraordinaire.
Dans ce Milan qui est allé deux fois en Serie B (relégation administrative en 1980, puis relégation sportive en 1982, NDLR), tu n’as jamais pensé à partir ? Des offres ont été présentées au club, j’ai pu sentir de l’intérêt de la part de certaines équipes. Mais moi, je suis un garçon très tranquille. J’étais à peine au début de ma carrière, et je ressentais donc une certaine reconnaissance pour l’AC Milan de m’avoir permis d’en être là, donc je n’ai jamais pensé à m’en aller. Et puis, Milan a su me parler : ils ont investi sur moi, ils m’ont fait capitaine. J’ai compris que j’allais devenir important pour ce club.
Pour parler un peu de ton Milan, évoquons Arrigo Sacchi. Quel entraîneur était-il ?Il était… particulier. (Rires.) Quand il est arrivé, tout le monde disait qu’il était terrible, qu’il exigeait ceci ou cela. Au lieu de cela, il a proposé ses idées innovantes très poliment. C’était une personne très intelligente. À ce moment-là, il a vraiment changé notre façon de penser et de s’entraîner. Quand il est arrivé, il a aussi eu de la chance parce qu’il a trouvé un groupe de joueurs qui n’avaient rien gagné, à part Van Basten, qui avait peut-être remporté une Coupe des Pays-Bas (en réalité trois championnats des Pays-Bas, trois Coupes des Pays-Bas, une C2, NDLR). Et comme personne n’avait gagné quoi que ce soit de vraiment important, que nous étions relativement jeunes, entre 22 et 28 ans, nous avions la volonté de nous mettre à sa disposition. Peut-être que des joueurs plus expérimentés n’auraient pas accepté de faire les sacrifices que Sacchi demandait, car cela nécessitait des entraînements à haute intensité.
À quoi ressemblaient les premiers entraînements ?Sacchi voulait la perfection, et il ne nous laissait pas partir si nous n’étions pas parfaits. (Rires.) Il voulait que l’équipe se déplace ensemble, d’un seul bloc, que chacun reste à une certaine distance en fonction de l’endroit où se trouvait le ballon. Au début, nous avions du mal, mais quand nous avons incorporé ce qu’il voulait, nous avons commencé à nous amuser. Et surtout, on s’est rendu compte que ça nous donnait beaucoup d’avantages sur le terrain.
L’équipe a tout de suite senti la différence ? Au début, nous manquions de régularité. Mais ensuite, nous nous sommes rendu compte que nos adversaires se demandaient « mais combien sont-ils » ? Parce que nous étions toujours au pressing, tous très proches les uns des autres. Du coup, nous étions souvent à trois contre un dans différentes zones du terrain. Ce qui fait que quand l’adversaire devait avancer avec le ballon, il était toujours en difficulté, il avait du mal à créer, à ressortir. Ce sont toutes ces choses qui nous ont permis de devenir l’équipe que tout le monde admire encore aujourd’hui.
Ce Milan est effectivement considéré comme l’une des équipes les plus fortes de l’histoire du football. Vous en aviez conscience à l’époque ?Non, nous l’avons réalisé après coup. Cela nous remplit assurément de fierté aujourd’hui. Mais si vous réfléchissez, les deux premières années sous Sacchi ont été intenses. Nous avons remporté six coupes en deux ans : la Champions, la Supercoupe d’Italie, la Supercoupe d’Europe, la Coupe intercontinentale. (Il gagne 8 titres au total en quatre ans sous Sacchi, NDLR.) Il faut dire que les finales, Sacchi les ratait rarement.
À cette époque, il y a aussi eu des matchs mémorables contre le Napoli de Maradona.Oui, c’étaient de sacrés matchs. C’est sûr que quand on jouait contre eux, la nuit suivante, tu dormais comme une masse. (Rires.) On savait que Diego pouvait changer le cours d’un match à n’importe quel moment, il fallait donc rater le moins de choses possibles, il fallait essayer de le contenir, car tu ne pouvais pas juste le faire disparaître. En un-contre-un, tu perdais à tous les coups. Du coup, il fallait toujours être à deux ou trois autour de lui. Il fallait donc presser ses coéquipiers tout en étant en surnombre autour de lui. Ce n’était pas chose aisée.
C’est le joueur le plus fort que tu aies affronté ?Oui… Diego était au-dessus des nombreux attaquants de classe mondiale que j’ai vus passer. Et puis, il y avait Platini aussi… Platini, c’est simple, tu ne pouvais jamais faire faute sur lui, c’était impossible. Il avait une telle façon de se déplacer, de s’insérer dans les espaces. Et surtout, il avait une intelligence de jeu hors du commun. Ça le rendait imprenable.
Tu as joué au cinéma avec Diego, dans un film qui s’appelle Tifosi, produit par Aurelio De Laurentiis. Comment tu t’es retrouvé là ? C’est Massimo Boldi qui m’a proposé de venir tourner une scène. J’ai dit oui. C’est une scène un peu mythique, où un conducteur de taxi fan du Milan dégage une vieille dame de son taxi pour me faire monter à la place. Maintenant, je vais vous dire un secret de tournage : la vieille dame, c’était en fait un homme déguisé en femme. (Rires.)
Avec plus de 700 matchs au compteur et vingt ans chez les Rossoneri comme joueur, il est indéniable que tu as été une bandiera du Milan comme Paolo Maldini. Aujourd’hui, ces bandiere n’existent plus ou presque. Comment expliques-tu cela ? Dans le football moderne, il y a beaucoup plus d’opportunités, notamment pour les jeunes joueurs. Si je commençais ma carrière aujourd’hui, je ne peux pas t’affirmer que je resterais vingt ans dans le même club. Il y a beaucoup plus d’opportunités, et du coup, les rapports qui s’établissent entre un joueur et son club sont moins intenses, moins durables, moins longs. Au Milan, nous avons quelques jeunes joueurs qui ont grandi ici, qui ont commencé leur carrière ici. On verra dans dix ans où ils seront.
Donnarumma était l’un de ces jeunes. C’est un regret de l’avoir laissé filer ?Donnarumma pouvait clairement être candidat à ce rôle de bandiera. Mais si un joueur veut épouser le projet d’un club, il doit en épouser tous les aspects. Et avec Gigio, ça ne s’est pas passé comme ça.
Tu détiens un record en Serie A : celui du nombre de buts contre son camp…(Il coupe.) Alors, je conteste cette statistique, car les buts contre son camp de l’époque n’étaient pas du tout comptabilisés de la même manière. Avant, si tu effleurais à peine un tir, on te comptait ça comme un CSC. Je pense que tout ce qui m’a été compté comme des buts contre leur camp, aujourd’hui, aucun ne serait considéré comme tel.
Franco, qu’est-ce qu’un bon défenseur ?Un bon défenseur aujourd’hui, c’est un élément capable de jouer, au sens premier du terme. Les défenseurs essaient toujours de commencer l’action. Certains sont même très techniques et réussissent à mettre en place le jeu de leur équipe. Mais il ne faut pas oublier que le rôle premier du défenseur, c’est défendre. Aujourd’hui, on va avoir tendance à laisser plus de libertés aux attaquants qu’avant, c’est aussi pour ça qu’ils marquent plus de buts. Avant, les défenseurs étaient plus attentifs, mais cela fait partie de l’évolution du football : toutes les équipes, même les petites, essaient de mettre en place du jeu.
Il y a un défenseur actuel qui te fait penser à toi ? C’est toujours compliqué de faire des comparaisons, d’autant que l’on parle d’époques différentes. Évidemment aujourd’hui, il y a de très bons défenseurs. Je pense à Marquinhos, qui est rapide, qui a une forte personnalité, alors qu’il n’a pas forcément un énorme physique, comme moi. Sinon, j’aime beaucoup Van Dijk. Par sa présence et sa personnalité, il apporte de la tranquillité à toute son arrière-garde. Sergio Ramos aussi.
Quelles étaient tes caractéristiques ?J’avais la chance de comprendre le jeu. Ça me permettait d’anticiper ce qu’allaient faire mes adversaires, ça me faisait quasiment devenir plus rapide, car j’avais toujours une seconde d’avance. Quand tu vis le moment, tu vis la situation, tu peux réussir à anticiper. Toi, tu fais une passe, mais moi, j’anticipe celui qui est censé la recevoir, et du coup, j’arrive avant. L’anticipation est la chose la plus importante quand tu es défenseur, une seule fraction de seconde peut suffire pour empêcher un attaquant d’aller marquer un but. Moi, ça, je l’avais, et évidemment je l’ai perfectionné avec l’expérience.
La fin de carrière de Giorgio Chiellini au niveau international semble marquer la fin d’une époque pour les défenseurs italiens. Je pense que l’Italie réussira toujours à sortir des défenseurs. C’est dans notre culture, notre mentalité. Ce qui est dommage, c’est que nous allons manquer un deuxième Mondial de suite, ça c’est vraiment triste.
Comment expliques-tu cette non-qualification pour le Qatar ? Je pense que l’on paye le fait d’avoir un peu trop d’étrangers dans notre championnat. Au sein de nos grandes équipes, la Juve, l’Inter, le Milan, le Napoli, combien de joueurs italiens sont titulaires ? Un, deux, peut-être trois. Du coup, le choix pour le sélectionneur est restreint, il doit aller piocher à Sassuolo, et donc le niveau d’expérience internationale est forcément moindre. À mon époque, il y avait moins d’étrangers en Serie A, et les Italiens jouaient dans les grands clubs. Le niveau de la Nazionale était de fait plus élevé. Mais nous avions aussi un peu plus de courage avec nos propres jeunes.
Mais du coup, tu englobes aussi le Milan dans cette situation. Tu en as déjà parlé à Maldini ? Oui, nous le savons, tous les clubs le savent. Le problème, c’est l’exigence de la réalité. Personne n’a la patience parce qu’il faut gagner tout de suite. Les supporters voudraient plus d’Italiens dans l’équipe, mais ensuite, si ton équipe n’est pas compétitive et perd pendant que tu tentes de reconstruire, ce sont eux qui ne seront pas contents. Je pense que ces dernières années, le Milan a tout de même réussi à ouvrir un cycle intéressant, en ne dépensant pas des sommes énormes, mais en investissant de manière intelligente.
Que penses-tu sincèrement du Milan d’aujourd’hui?Nous sommes revenus à un bon niveau, l’an dernier nous avons gagné le Scudetto. C’est une équipe qui a une identité de jeu, des joueurs de qualité, des bons jeunes. Nous sommes sur la bonne voie pour être à nouveau protagonistes sur la scène internationale.
Voir aujourd’hui Berlusconi et Galliani à Monza, ça te fait quoi ? Ces deux-là ont fait l’histoire du Milan pendant trente ans, c’est énorme. Déjà que pour moi, ça a été particulier de les revoir à San Siro lors de Milan-Monza (victoire 4-1 des Rossoneri le 22/10, NDLR), alors imagine pour eux… Des gars comme Berlusconi dans le football, ça n’existe plus. Quand il est arrivé à Milan en 1986, il a été capable de prendre le club sur ses épaules, de transmettre son énergie et sa volonté. Au début, les gens pensaient que c’était presque impossible. Mais lui avait tout planifié : quel type de préparation, la nutrition, l’organisation du club, le choix de l’entraîneur. Il était vraiment très bon pour choisir les gens. Mais aujourd’hui, il n’y a quasiment plus que des propriétaires étrangers.
Comment ça se fait ? Parce que c’est difficile de gérer un club de foot, les coûts sont faramineux. C’est de plus en plus difficile de trouver un entrepreneur qui veuille investir dans le football. Aujourd’hui, les fonds étrangers sont les seuls capables d’assurer une économie pérenne. On le voit en Italie, au moins 7-8 clubs sont de propriété américaine. Tant mieux, car cela permet aux clubs de se développer, mais cela peut parfois dénaturer l’histoire et les racines du club. À Milan, nous avons été chanceux, notamment après la mauvaise expérience avec les Chinois. Aujourd’hui, l’équipe dirigeante est sérieuse, compétente, elle a un plan précis, elle investit intelligemment.
Cela suffira-t-il pour obtenir des succès en Europe ?C’est difficile… Mais nous nous développons. Je pense qu’il est clair qu’il y a trois ou quatre clubs qui sont encore plus avancés que nous. Mais nous nous en rapprochons, petit à petit.
Quel est le plus beau souvenir de ta carrière ?Je pense que c’est lorsque nous avons remporté le premier Scudetto avec Sacchi et Berlusconi, en 1988. À la fin du championnat, après avoir décroché le titre sur la pelouse de Côme, on est rentrés à Milan et on est allés à San Siro pour fêter la victoire. Il y avait 80 000 personnes pour nous accueillir, c’était fou. Incroyable. C’est quelque chose qui te remplit d’émotion et de fierté. C’était vraiment particulier parce que c’était la première victoire après les années sombres, entre le Totonero et la Serie B. C’était le Scudetto du renouveau.
Qui est le joueur le plus fou que tu as côtoyé dans ta carrière ?Je n’ai jamais vraiment eu de coéquipier fou à proprement parler. Tu sais, dans mon Milan, il fallait un certain professionnalisme, ça ne laissait pas vraiment de place pour des caractères « fous » . En revanche, des joueurs un peu extravagants, ou fortement sympathiques, ça oui. Celui qui m’a le plus marqué est peut-être Paolo Di Canio. C’était un joueur extraordinaire. Il n’est resté que deux ans à Milan, et j’étais vraiment très déçu quand il a voulu partir, mais lui voulait plus de temps de jeu. C’est vraiment quelqu’un de très sympathique, j’ai beaucoup d’estime pour lui.
Le livre se termine sur tes adieux au football, mais tu ne parles pas du tout de ton après-carrière.Je le réserve pour le prochain livre. (Rires.)
Propos recueillis par Andrea Chazy et Éric Maggiori, à Paris
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