«Une fois l’appartement vidé, je me suis assise dans l’escalier et j’ai fondu en larmes, révèle d’emblée Fanny. Je voyais défiler une revanche de vie tout entière, l’enfance de mon fils, l’installation de mon premier atelier d’artiste… J’ai résidé 14 ans dans ce logement montréalais. À part la maison familiale, à Paris, c’est l’endroit où j’ai vécu le plus longtemps. Et malgré tous ses défauts, conclut l’illustratrice, j’y reviendrais sans hésiter…»
C’est dire combien, au-delà des murs, on peut rester imprégné d’un lieu auquel on s’est attaché. «La maison, c’est à la fois l’espace qu’on habite et notre reflet le plus intime, affirme Josée Jacques, psychologue et autrice d’ouvrages sur le deuil. Elle représente ce qu’on y a vécu, ce qu’on a investi tant financièrement qu’affectivement, et tout ce qu’on laisse derrière. S’en arracher est synonyme d’adieu à une partie de soi, de son identité et de son histoire.» Si bien que l’émotion peut nous submerger au moment de donner un dernier tour de clé. «Chaque situation est unique, poursuit-elle, mais chaque départ, qu’il soit voulu ou non, entraîne des pertes. Et ce sont précisément ces pertes qu’on pleure. Ça peut être autant l’harmonie ou le silence du lieu, les soupers en famille sur la terrasse, un sentiment de sécurité ou les beaux souvenirs qui y sont liés.»
Camille, une jeune vingtenaire, en sait quelque chose. «J’ai quitté mon appartement d’étudiante, le cœur serré. Il était loin d’être parfait, mais je m’y sentais bien, surtout pendant les confinements. C’est là que j’ai apprivoisé la solitude, terminé mon bac, guéri d’une grave maladie et rencontré mon chum», énumère l’enseignante en adaptation scolaire et sociale. Si bien que la veille de son départ, elle a tenu à y passer la dernière nuit, seule, pour se recueillir. «Même si j’avais hâte d’emménager avec mon copain, une partie de moi avait le vague à l’âme. Car j’avais l’impression de laisser la petite Camille derrière moi pour entreprendre ma vie d’adulte.»
Certes, comme le soulève Hélène Dumas, courtière immobilière chez Groupe Sutton-Immobilia, les degrés d’attachement varient d’une personne à l’autre. «Certaines seront complètement chavirées, tandis que pour d’autres ce sera plutôt une étape pratico-pratique. Mais je dirais que si, la plupart du temps, les anciens occupants peuvent s’ennuyer de leur demeure, ils finissent par passer à autre chose.» Qu’est-ce qui leur manque le plus? «Ce sont les liens de qualité que leur environnement immédiat leur a permis de tisser, comme le réseau des voisins, des commerçants et des autres parents, à l’école. C’est rarement le mur de briques de leur ancien salon qui les peine le plus!»
Cela dit, certains maîtres des lieux font exception, comme en témoigne Francis. «On a vendu notre loft magnifique dans le Mile-End au début de la pandémie afin de rapprocher ma compagne de son lieu de travail. J’étais assez triste, tant dans les jours qui ont précédé notre départ que dans ceux qui ont suivi. C’est le plus bel endroit où j’ai vécu: une aire de 2000 pi2, entièrement ouverte, sans portes et avec des plafonds d’une hauteur de 14 pi. On y a fait des parties complètement folles, se souvient l’associé et expert-conseil d’une agence en stratégie et intelligence d’affaires. J’y ressentais un grand sentiment de liberté, que je n’ai pas encore retrouvé. On s’est installés ailleurs depuis, mais je repense encore souvent à notre espace…»

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Sans surprise, c’est beaucoup plus difficile de vivre un changement subi que choisi. «Dès qu’on est soumis à une contrainte, nos émotions deviennent plus vives, plus douloureuses, soutient la psychologue. On a soudainement l’impression de perdre le contrôle, de céder son libre arbitre. Comme on n’a pas eu le temps – ou si peu – de se préparer au changement, on se sent plus ou moins dépossédé…» De quoi expliquer le sentiment d’injustice qu’expriment les nombreuses victimes de rénoviction, ce fléau grandissant. C’est le cas de Kate et d’Amina, chassées de leur haut de duplex par leur propriétaire, décidé à rénover le logement pour le louer (beaucoup) plus cher. «Quand il nous a annoncé la nouvelle, on a capoté ! On n’aurait jamais les moyens de payer ce nouveau loyer! C’était tellement révoltant, lance la travailleuse sociale. Fini, notre cinq et demie qu’on adorait. Fini aussi, notre implication dans notre communauté tissée serrée. On est parties déprimées, convaincues qu’on ne trouverait rien dans notre quartier populaire, embourgeoisé au max…» Heureusement, le destin leur a donné tort. Elles ont trouvé un logement beaucoup plus petit, mais ensoleillé et donnant sur un jardin. Ce qui fait dire à Hélène Dumas que «dès qu’on doit bouger contre son gré, on gagne à s’ouvrir à l’inédit. Oui, on ressent un mélange de rage et d’impuissance sur le coup, mais qui dit qu’on ne peut pas améliorer notre sort?»
Là où ça se complique, c’est lorsque la vente inévitable ou le départ imposé de notre domicile «s’accompagne d’une perte parallèle, qui alourdit notre chagrin», soutient la psychologue Josée Jacques. Des exemples? Une séparation, un incendie, une catastrophe naturelle, un éloignement forcé… Ou bien le décès de notre compagnon, comme en témoigne Hélène, une rédactrice et traductrice, qui regrette la vaste propriété qu’elle a construite à quatre mains avec son amoureux. «Nous étions heureux dans notre belle maison au bord du lac… Pendant 12 ans, on a tout fait: défriché le terrain et bâti d’arrache-pied notre résidence dans l’Estrie. C’était notre projet de vie.» Or, nous confie-t-elle, un dimanche matin de juillet 2021, tout a basculé. «Gilles s’est levé de son fauteuil et s’est effondré sur le sol. Il a eu une crise cardiaque, et s’est éteint quasi instantanément devant moi.» Le choc a été d’une extrême violence. Depuis, Hélène doit faire «un double deuil», soit celui de son compagnon et de leur demeure, dont elle doit se départir malgré elle, en raison notamment d’une succession complexe. «Peu importe qui habitera notre maison, continue-t-elle, je la pleurerai toujours, car il y a l’âme de Gilles dedans, notre huile de coude et tout notre cœur.»

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Qu’on se rassure, le deuil de son chez-soi est surmontable. Une fois le chagrin passé – ou à tout le moins atténué –, la psychologue y voit l’occasion de réévaluer ce qui, dans le moment présent, est important pour soi et sa famille. «Si on pleure sa maison, on peut tenter de débusquer ce qui se cache sous la tristesse, la colère ou la peur du manque… À partir de ça, on peut se poser quelques questions: quels sont mes besoins désormais? Qu’est-ce que j’attends de ma nouvelle vie dans ma prochaine résidence? Que puis-je mettre en place pour m’y sentir bien? Cette réflexion nous fera renouer avec notre vitalité.» Une approche revigorante et zen qu’approuve pleinement la courtière immobilière: «Avec l’expérience, je constate qu’on gagne à ne pas s’appesantir sur le passé. Entrevoir les possibilités parfois étonnantes à notre portée et se mobiliser est salvateur. Dénicher une nouvelle maison, explorer un nouveau quartier et une façon de vivre différente: tout peut être une fabuleuse aventure! À condition, bien sûr, de faire preuve d’ouverture et de souplesse dans sa quête, car le processus de recherche d’un toit demeure stressant. Et c’est normal, insiste-t-elle. Raison de plus pour envisager ce changement avec optimisme pour mieux éviter les grincements de dents inutiles. Laissons la vie nous surprendre!» s’enthousiasme-t-elle. Qui sait si on ne craquera pas pour un coquet condo avec gym et piscine, alors qu’on ne jurait que par une unifamiliale et son jardin fleuri? «Une chose est certaine, avant de signer quoi que ce soit, conseille l’experte, il faut se méfier des réactions trop émotives ou trop rationnelles qui nous font perdre de vue l’ensemble de la situation et, par conséquent, prendre une décision plus ou moins avisée.»
Ainsi, garder l’équilibre entre cœur et raison a permis à Ève de survivre à sa séparation, qui a entraîné la vente de sa maison en rangée. «Comme je n’avais pas envie de m’embarquer, même pas pour acquérir un cabanon, rigole-t-elle, j’ai loué un studio avec option d’achat.» Une transition intelligente, estime Hélène Dumas. «OK, j’ai mis un peu de temps à me sentir vraiment chez moi. Oui, j’ai dû retrouver mes repères. Mais un beau matin, j’ai (enfin !) accroché mes cadres, posé des tablettes et arrosé mes plantes. Je me suis mise à recevoir mes amis pour des apéros dans le salon. Ça m’a tout de suite “groundée”, tranche l’informaticienne. Comme si, en m’installant pour de vrai, je m’offrais la sécurité dont j’avais besoin. Ça vaut pas mal le coin gym où on n’allait jamais!»

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