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Entre la dinde faisandée et le brie trop coulant, il est grand temps d’ériger notre top ten cinéma d’une très belle année 2022 comptant 3 productions françaises sur une année riche en essais esthétiques (EO, Introduction), émotions déchirantes (Le Lycéen, Hit the road, Licorice Pizza) et engagement humaniste (RMN, Saint Omer). Avec en trio de tête, l’extraodinaire aventure science-fictionnelle de Jordan Peele (Nope), le plus beau et personnel film de James Gray (Armaggedon Time) et le chef-d’œuvre d’Albert Serra (Pacifiction).
Par-delà la maternité, Diop dépeint frontalement le racisme nauséabond, ordinaire, d’une femme noire qui s’exprime correctement (ce qui interpelle les suiveurs), dans un milieu à domination blanche et bourgeoise. La sorcellerie est avancée par l’accusée, mais c’est bien la détresse d’une mère elle-même abandonnée qui est à l’origine de celui de son enfant. Brutalité d’une mise en scène frontale et minimale jusqu’à ces deux dernières séquences, l’une d’un regard caméra de l’avocate plaidant pour toutes les femmes, l’autre un “main à main” entre une mère et sa fille, conscient du cycle ininterrompu de la vie, acceptant le pardon pour tenter d’évincer les terribles erreurs du passé, inlassablement répétées. 

On reconnaît un cinéaste au sommet lorsqu’il est capable de tout dire en très peu, rendre l’ordinaire beau et vivant, sans jamais forcer dans le maniérisme. Hong Sang-Soo et son Introduction continue son investigation des relations humaines dans une grâce cinématographique au bord du superbe. Son cinéma s’assombrit, l’espoir s’échappe, la pesanteur d’un amour déchu, de parents séparés, de l’amour d’une mère que l’on ne voit désormais que de loin (la scène finale, avec une femme que l’on devine à peine sur son balcon). La photographie, de son grain noir et blanc, parfois floutée par la neige tombante, apaise et signe la grandeur du simple, du naturalisme dénué de toute facétie.

PTA délaisse la noirceur et la froide tragédie pour une escapade virevoltante de jeunesse et de naïveté, à travers la découverte du fabuleux duo Alana Haïm et Cooper Alexander Hoffman (fils du regretté P. Seymour). La légèreté n’est que d’apparence, PTA et son génie du traveling ne cesse de brouiller les pistes dans un méli-mélo de souvenirs d’enfance, d’expériences personnelles et d’inventivité démente, il laisse non sans une maîtrise totale de sa mise en scène, flirter son film avec une impression d’improvisation, comme son camion qu’il laisse sans essence dévaler les pentes sèches de Los Angeles.

Un final absolument déchirant où chaque puzzle familial trouve enfin la voix de la rédemption par le pardon et la confiance, une merveille sensitive, bijou de tendresse violente, équilibre étroit et gracieux entre la naïveté et la maturité (« je suis plus vieux que toi » dit Lucas 17 ans à son amour impossible de 29), Honoré transgresse l’image plombante du deuil en un parcours initiatique qui bâtit l’avenir par l’amour de ceux qui restent.
Il n’y a dans Hit the Road pas un plan de trop, ni un rire maladroit. Même si les projections peuvent s’enchaîner et imiter parfois un marathon visuel qui peut user, le film nous rappelle avec allégresse que le cinéma peut traverser le corps par une poésie immaculée de toute considération budgétaire, et qu’un rien (ici une voiture en Iran habitée par un chien mourant, un vieil homme plâtré, les larmes d’une mère, les cris d’un enfant cabotinant, d’un destin, celui du fils, qui s’écrira par son absence) peut donner tant.

Mungiu tire une lecture (RMN veut dire IRM en roumain) dingue de précision et d’intelligence. Il arrive en à peine 2 heures à soulever les traumatismes de notre société moderne, ce village en reflet d’un monde à la dérive : le rejet de l’autre, la peur xénophobe, la vision moralisatrice de l’Occident, les guerres ethniques d’apparence apaisées mais vivaces, la pauvreté et le déclassement des zones ouvrières. Deux scènes restent férocement gravées : celle d’un débat municipal entre villageois d’une puissance inouïe en un plan séquence de plus de 30 minutes, et cette fin qui vrille dans la folie, celle du chasseur qui se meut en proie. R.M.N. est multiple et puissant, pamphlet terrible d’une humanité inhumaine.

Il conte plus qu’il ne raconte le parcours initiatique d’un jeune âne libéré d’un cirque, pérégrinant au fil des rencontres dans une Pologne brutale. Et notamment du bouleversant œil lubrifié d’un âne, candide ingénu, immuable face à la destruction, et qui observe avec une pitié anthropomorphique la déchéance d’une race humaine contemplant, idiote, son autodestruction. Blindé d’expérimentations visuelles démentes, sorte de gros trip hallucinogène sous buvard, et d’une certaine sur-esthétisation emphatique, EO n’en reste pas moins une œuvre lourde de sens, et qui saisit parfaitement les enjeux écologiques et animaux de notre monde.

Peele trouve dans ce dédale de références “entertainment” sa propre voie, avec des idées extraordinaires comme ces hurlements de douleurs qui surgissent du ciel, cette maison hantée et ensanglantée, ou la désincarnation du monstre en fin de film, hybridation de la mort, et adaptabilité de l’animal à sa destruction proche. Nope marque en tout cas l’arrivée spectaculaire de Peele parmi les plus grands de sa génération.

Il y a cette capacité si intelligente à filmer sans gros sabots le racisme nauséabond d’une époque où l’antisémitisme s’apparente à une révolte de façade pendant que la ségrégation des Noirs se voyait légitimée par la bourgeoisie blanche. Et de ces accumulations d’injustices naît chez Paul le devoir d’opposition : ne jamais se taire face à l’autoritarisme idiot, suivre le chemin du juste en sachant renier la bêtise adulte, savoir dire non, et toujours relever la tête face à toute forme d’inégalité. Sublime.

Magimel y joue son rôle le plus fort, sommet charismatique, fou parmi les fous, scrutant les eaux à la recherche d’un sous-marin nucléaire d’une crise paranoïaque pour parvenir l’instant d’après à une lueur de singularité consciente (par ce sublime monologue en voiture comparant la politique au monde de la nuit), symbole d’un homme dépassé par son temps, ironique imaginaire d’un acteur que l’on pensait perdu. L’objet joue de sa dysmorphie pour détourner toute linéarité scénaristique pompeuse, il additionne les seconds rôles vaporeux pour brouiller les pistes entre le réel et l’imaginaire, le conscient du subconscient, jouant la carte esthétique en all-in, généreuse donation absolue d’un cinéaste qui ne touche plus terre.

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