EnquêteMonde

Durée de lecture : 12 minutes
Soupçonnées de concourir à la propagation du Covid-19, les fermes à visons sont sous le feu des projecteurs. Assommée par les abattages massifs, l’industrie de la fourrure vacille en Europe. En Chine, elle pèse toujours lourd mais le virus pourrait lui porter un coup fatal.
Même la reine d’Angleterre Élisabeth II en a fait le serment, fin 2019 : aucune robe en hermine, manteau en vison ou chapeau en renard ne viendrait plus enrichir sa garde-robe. À force de régulations et d’interdictions, l’industrie de la fourrure semblait à bout de souffle. Pourtant, avant que la crise sanitaire ne la mette sous le feu des projecteurs, elle ne connaissait pas le déclin vertigineux qu’on lui imagine, et brassait encore chaque année 22 milliards de dollars (18 milliards d’euros). Pour restaurer son image dégradée, les grossistes du secteur se sont adaptés aux mœurs contemporaines. La fourrure s’est faite discrète. Elle se dissimule désormais dans les cols, les manches, les garnitures de capuche et les bonnets à pompon.
Des méthodes subtiles, parfois ambiguës, qui maintiennent les consommateurs dans l’ignorance. Lors de leur dernier contrôle d’échantillons de vêtements contenant des matières d’origine animale, les enquêteurs de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) ont relevé que 88 % des produits évalués présentaient une ou plusieurs non-conformités. Entres autres entorses : absence de la mention « contient des parties non-textiles d’origine animale », composition en fibres erronées, fourrure non annoncée, espèce nommée en langue étrangère, erreur sur l’espèce annoncée, affichage de noms contradictoires… Autant d’éléments susceptibles « [d’]induire en erreur le consommateur » estiment les enquêteurs de la DGCCRF.
Des astuces linguistiques lui permettent aussi de passer inaperçue : les chiens viverrins, des canidés à l’apparence proche du raton-laveur et à la fourrure touffue, sont nommés raccoon dog en anglais. Pour ne pas repousser les consommateurs qui ne voudraient pas porter un animal proche du chien [1], certains exploitants se contentent d’étiqueter leurs fourrures « racoon », soit raton-laveur.
« Nos derniers sondages révèlent que la plupart des usagers ne savent pas qu’ils portent de la vraie fourrure », dit à Reporterre Anissa Putois, chargée de campagne pour l’association de défense des animaux Peta [2]. Une méprise commune, renforcée par l’idée préconçue qu’une fourrure véritable serait forcément plus coûteuse que son équivalent synthétique. « La fourrure animale, loin d’être seulement un bien de luxe, peut également être moins chère qu’une fausse fourrure, plus durable et de haute qualité », souligne Yvonne Taylor, membre du bureau de Peta Royaume-Uni en charge de la fourrure.
La discrétion de cette industrie n’est pas le seul facteur de sa survie. Si l’attrait pour la fourrure décline en Europe, elle fait encore fureur en Asie. La Chine en est le principal producteur, importateur, et consommateur. Sa production dépasse tous les pays concurrents : elle a produit en 2018 près de vingt-et-un millions de fourrures de visons, dix-sept millions de renards, et douze millions de chiens viverrins. Selon les calculs de l’ONG ACTAsia, 80 % de sa production est destinée à son marché intérieur d’1,4 milliards d’habitants. Les 20 % restants sont exportés en direction de la Russie, de la Corée du Sud, puis de l’Europe et de l’Amérique du Nord.
Une étude menée par Vogue Business et Dynata auprès de quatre cents résidents chinois à hauts revenus (plus de 3.800 euros mensuels) démontre que la demande chinoise est toujours robuste : plus des deux tiers du panel considère la fourrure appropriée pour les vêtements. L’étude souligne cependant une évolution chez les plus jeunes consommateurs, pour qui le bien-être animal semble une préoccupation croissante. La fourrure n’est d’ailleurs pas l’apanage exclusif des plus riches car la chute des prix l’a rendue accessible aux classes populaires. Ainsi, le prix d’une fourrure a décliné entre 2015 et 2020 de 59 à 19 euros selon les données du syndicat d’éleveurs danois et première maison de vente aux enchères mondiale de fourrure Kopenhagen Fur. ActAsia note qu’une parka standard bordée et doublée de fourrure s’évalue aujourd’hui entre 100 dollars (82 euros) à 150 dollars (123 euros) dans les magasins chinois, « faisant de l’achat une bonne affaire pour le consommateur ».
Grâce à son pouvoir d’achat, le marché chinois soutient et stimule le commerce mondial de fourrure. La production chinoise ne satisfait que 60 % de la demande des manufactures domestiques. Les 40 % restants sont importés pour répondre à la demande de peaux de qualité, raflant au passage la majeure partie des productions occidentales. « En 2018, la chambre d’enchères de fourrure d’Amérique du Nord (NAFA) a rapporté que la Chine était l’acquéreur principal aux enchères de visons et de chiens viverrins, indique ACTAsia. La Chine est, aussi, particulièrement influente concernant l’achat de fourrure brute de vison en Europe. Kopenhagen Fur et Saga Fur [maison de vente aux enchères de fourrure finlandaise] fournissent environ 75 % des fourrures de vison vendues aux enchères, et la Chine est leur principale cliente. »
Ces échanges commerciaux ont été renforcés ces dernières années par des collaborations variées. La plus commune est l’échange de cheptels reproducteurs. Des visons et renards « étalons » sont exportés en sens unique du Danemark, de la Finlande, de Russie et d’Amérique du Nord vers l’Asie. Ces spécimens permettent aux fermes chinoises d’enrichir le patrimoine de leurs élevages et la qualité de leurs peaux. « Les peaux de vison danoises et américaines se vendent généralement à un prix élevé, dit à Reporterre Joh Vinding, directeur de l’association de protection des animaux Anima. C’est la raison pour laquelle les éleveurs achètent des animaux reproducteurs au Danemark : ils espèrent reproduire cette qualité dans leur propre pays où les coûts de production sont généralement inférieurs. »
Certains investisseurs chinois tentent aussi de produire directement de la fourrure sur le sol danois. En 2011, la firme chinoise Soraway Holdings Limited Hong Kong a acheté 95 % des parts de Viking Mink A/S, une société danoise possédant trois élevages de fourrure. L’aventure fut de courte durée. Après avoir édifié une quatrième ferme, Viking Mink A/S a dû déposer le bilan en 2017. En 2020, le Bureau des statistiques du Danemark décomptait encore quatre fermes, sur mille cent au Danemark, détenues de manière totale ou partielle par des entreprises originaires de Chine ou de Hong-Kong. Derrière ces entreprises se tient l’homme d’affaires Pat Wong. Depuis 2013, cet entrepreneur chinois a acquis des fermes sur le sol danois par l’intermédiaire de la société UKF Denmark, qui appartient elle-même au groupe Kingkey Financial International domicilié à Hong-Kong et aux îles Caïmans. Selon les informations recueillies par le quotidien danois Ekstra Bladet, les données du registre des entreprises BIQ révèlent que Pat Wong a investi plus de cinquante millions de couronnes danoises (soit 6,7 millions d’euros) dans des infrastructures liées à la fourrure, et posséderait au moins 75.000 visons.
Pour prospérer, l’industrie de la fourrure s’appuie aussi sur des programmes étudiants sino-européens et nord-américains, auxquels coopèrent des entreprises occidentales. En 2018, Saga Fur a ainsi inauguré un programme d’étude intitulé Biftpark-HN avec l’Institut de technologie de la mode de Beijing (Bift) et avec l’enseigne de vêtement Haning China Leather City (HCLC). « Nous allons faire de Biftpark-HN une académie de formation et d’éducation de premier plan en Asie, et en faire un terrain de rêve du design de fourrure, à la hauteur du Centre de design de la fourrure au Danemark. Avec le Bift et HCLC, nous formerons une alliance vigoureuse qui préservera et développera notre héritage de connaisseurs, d’artisans et d’innovateurs de la fourrure », expliquait lors de son lancement Samantha Vesala, directrice des affaires de Saga Fur en Asie. Objectif : encourager les détaillants, marques et créateurs émergents à travailler avec la fourrure.
Ces efforts pour maintenir à flot le marché de la fourrure ne suffiront pas pour encaisser le choc de la crise sanitaire. Même la Chine vacille sur ses appuis. « De nombreuses entreprises chinoises de fourrure ont fermé leurs portes. Cela est dû en partie au ralentissement économique de ces dernières années, mais aussi parce que l’attitude des jeunes consommateurs chinois à l’égard de la fourrure change alors que de plus en plus de leurs marques de luxe internationales préférées — dont Chanel, Gucci et Prada — sont passées à la fausse fourrure », observe Yvonne Taylor, de l’association Peta.
Aux Pays-Bas, la mise à mort de 2,7 millions de visons en raison de leur rôle dans la transmission du Covid a précipité la fermeture de la filière, déjà actée pour 2024. Au Danemark, Kopenhagen Fur prévoit de vendre au cours des deux prochaines années vingt-cinq millions de fourrures issues de fermes épargnées par la pandémie. Ce seront les dernières récoltes des éleveurs danois, qui prévoyaient en novembre 2020 de réduire progressivement leurs effectifs et de procéder à un arrêt contrôlé de leur activité sur une période de deux à trois ans.
Preuve supplémentaire de l’hégémonie chinoise sur le secteur, le directeur général de Kopenhagen Fur Jesper Lauge Christensen a indiqué en décembre à Reuters avoir reçu des signes d’intérêts d’acteurs chinois pour racheter sa société. Certains acteurs de l’industrie assurent qu’ils se focaliseront sur d’autres espèces pour continuer le commerce de la fourrure — notamment l’élevage de renards et de chinchillas, jusqu’ici minoritaires, ou la fourrure sauvage issue de la chasse spécialisée.
Autant de mesures qui auront bien de la peine à sauver un secteur déjà au bord de l’asphyxie, et éreinté par l’essor des régulations nationales. Si aucun texte de loi européen ne spécifie l’interdiction d’élevage d’animaux pour leur fourrure, chaque pays est laissé libre de se positionner sur la question. Au sein de l’Europe, douze pays dont le Royaume-Uni, la Belgique, l’Autriche, la Norvège ou encore la Serbie en ont acté l’interdiction.
Outre l’abolition, l’introduction de régulations plus strictes en matière d’élevage est un levier redoutable. En Allemagne, l’obligation de permettre aux visons de se baigner et aux renards de fouir à fait perdre toute rentabilité au secteur, et mécaniquement cesser la production. En Suède, des lois sur le bien-être animal imposant que les renards puissent socialiser avec leur congénères et exigeant des cages plus hautes pour les chinchillas ont étouffé l’économie des deux élevages.
Avec ses 476 fermes encore actives, la Pologne est le dernier grand producteur de visons en Europe, et troisième sur le podium mondial. En plus du risque pandémique lié au Covid, les révélations à l’automne d’un documentaire coproduit par l’organisation de défense des animaux Open Cages ont jeté le sujet dans l’arène publique. Les conditions exécrables d’élevages, où le cannibalisme tient du banal, et le rythme de travail accablant imposé à la main d’œuvre ukrainienne, ont forcé les politiques à se positionner. Au point de briser l’unité du gouvernement autour d’un projet de loi bannissant la production de fourrure, bientôt à l’étude du sénat polonais.
Quant à la France, la fin de l’élevage de visons et de ses 2.500 emplois nationaux est au cœur d’une proposition de loi débattue au parlement le 26 janvier. « Cette proposition prévoit que la création, l’agrandissement ou la cession d’élevages de visons d’Amérique soient interdites dès sa promulgation, et que les élevages soient interdits deux ans après l’adoption du texte », précise à Reporterre Christophe Marie, porte-parole de la Fondation Brigitte Bardot et membre du groupe de travail sur l’élevage de visons. Les défenseurs des animaux devraient néanmoins attendre encore un peu plus : le gouvernement ayant finalement annoncé que cette interdiction serait repoussée à 2025.
La démarche est plus symbolique que nécessaire pour ce secteur déjà réduit à peau de chagrin : passé de onze à trois fermes depuis 2017, l’élevage français de visons est anecdotique comparé aux fermes finlandaises et danoises. « C’est important symboliquement, la France reste un pays phare pour la mode », rappelle Muriel Arnal, fondatrice de l’association de défense des animaux One Voice. D’autant que cette interdiction ne signifie pas l’arrêt des importations et de la revente de fourrure, qui pourront continuer sur le sol français.
Si le vison disparaîtra des élevages, la spécificité du texte omet le dernier type de fourrure récolté en France : celle des lapins Orylag. Une espèce née des recherches menées par l’Institut national de la recherche agronomique (Inra), et dont l’élevage spécifique à la France s’est développé depuis 1992. Près de 60.000 lapins Orylag, dispersés à travers une quinzaine d’élevages, sont élevés annuellement pour leur fourrure et leur chair. Alors que le vison s’apprête à prendre des vacances, le lapin reste tendance.
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Enquête — Covid-19
Les élevages de visons en Chine à l’origine du Covid-19 ? Les indices s’accumulent
[1Chien se dit dog en anglais
[2People for the Ethical Treatment of Animals, soit Pour une éthique dans le traitement des animaux.
Source : Moran Kerinec et Yann Faure pour Reporterre
Photos :
. chapô : une ferme à visons près de Naestved, au Danemark, en novembre 2020. © MADS CLAUS RASMUSSEN / Ritzau Scanpix / AFP
. Manteau/ Pixabay
. Fourrures © CSG Hoodies
. Manifestation. ©Anne Speltz/Reporterre
. Carte : © Gaëlle Sutton/Reporterre
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